Résumé

Les médias, en France, sont devenus la propriété des plus grandes fortunes du pays. En moins de 10 ans, de nouveaux venus, Patrick Drahi, Vincent Bolloré ou Bernard Arnault, ont dépensé des sommes folles pour contrôler l’information et répondre à leurs intérêts particuliers, ceux de la classe des nantis.

Abstract

Concentration in the media: Billionaires inform you!

The media in France, became the property of the largest fortunes in the country. In less than 10 years, newcomers, Patrick Drahi, Bernard Arnault or Vincent Bollore, have spent big bucks to control information and to meet their particular interests, those of the class of the rich.

Texte intégral

Aujourd’hui, en France, cinq des sept quotidiens nationaux sont la propriété de quatre des dix plus grandes fortunes du pays : la première (Bernard Arnault) contrôle Les Echos et le Parisien, la cinquième (Serge Dassault) le Figaro, la sixième (Patrick Drahi) Libération, la dixième (Didier Niel) Le Monde ; seuls La Croix et L’Humanité sont indépendants des milieux industriels et financiers.

Le constat ne s’arrête pas aux quotidiens nationaux ; l’audiovisuel privé (chaînes de télévision et de radios), la presse magazine et la presse spécialisée sont contrôlés par des conglomérats industriels, la presse régionale est, elle, sous l’étroite dépendance des banques, le Crédit Mutuel et le Crédit Agricole essentiellement.

En moins de dix ans, le paysage médiatique a été bouleversé et a vu apparaître de nouveaux intervenants, Bernard Arnault (LVMH, rachetant Les Echos et Investir, Le Parisien – Aujourd’hui en France, après avoir pris le contrôle de Radio Classique, du Monde de la musique ou encore de Connaissance des Arts), Xavier Niel (actionnaire du groupe Le Monde, avec Télérama, les Publications de la Vie catholique puis du Nouvel Observateur et Rue 89, aux côtés de Pierre Bergé et de Matthieu Pigasse, le codirecteur de la banque Lazard et propriétaire des Inrockuptibles), Vincent Bolloré (actionnaire entre autres de Vivendi et du groupe Canal Plus), enfin Patrick Drahi (rachetant tour à tour Libération, le groupe L’Express et sa vingtaine de magazines, puis le groupe NextRadioTV et ses chaînes de télévision BFM et RMC, avant de prendre la contrôle d’un groupe de presse spécialisée Intescia, éditeur de Stratégies).

L’intérêt d’industriels du luxe (Bernard Arnault), du téléphone (Xavier Niel), d’un conglomératinternational présent dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture, du transport, de la logistique, du fret maritime et de la publicité (Vincent Bolloré), des télécommunications (Patrick Drahi) pose des questions essentielles à la vie politique et à la démocratie ; ces industriels ont toujours affiché leur soutien à ceux qui serviront au mieux leurs intérêts économiques. Certains, comme Vincent Bolloré, adoptant même des postures caricaturales et brutales dans les médias dont ils ont pris le contrôle.

L’appétit des groupes industriels pour les médias, s’il n’est pas totalement nouveau, trouve sa source à la fois dans la dérégulation financière mondiale et aux Etats-Unis.

Après la fusion de Matra et Hachette voulue par le locataire de l’Elysée, Giscard d’Estaing en 1980, puis la reprise des activités d’édition de Vivendi (Vivendi Universal Publishing, VUP) par Lagardère en 2003, la privatisation de TF1 au profit du groupe de travaux publics Bouygues en 1987, les industriels ont fait main basse sur les médias, non seulement sur l’information, mais aussi sur le divertissement, encouragés par les gouvernements successifs partisans de la constitution de grands groupes de presse et de communication capables de se mêler à la concurrence internationale.

La constitution de grands groupes multimédias se vérifie en effet dans les autres pays occidentaux ; il s’agit d’un phénomène mondial. Pourquoi et comment ? Quelles réponses, quand il y en a eu, ont été apportées par les Etats à cette domination de l’argent sur des domaines aussi décisifs pour le développement de la démocratie ? Quelles influences constate-t-on sur le contenu de l’information ? 

L’article vise à répondre à ces questions.

Main basse sur les médias

Les milieux patronaux et financiers se sont toujours intéressés à la presse, mais aussi à l’information qu’elle véhicule, à l’image de Jean Prouvost, l’héritier de la Lainière de Roubaix.

Celui-ci, entre 1924 et 1938, rachetait tour à tour Paris-Midi, Paris-Soir, Marie-Claire et Match. A son propos, Marc Martin écrit (Médias et journalistes de la République, éditions Odile Jacob, 1997) : « Le cas Prouvost illustre ce que la presse, même devenue une grande industrie, comporte dans son histoire d’aventure et de hasard. Aucune nécessité économique ne l’a guidé, surtout pas la recherche que lui assuraient mieux ses usines. » Si l’auteur trouve des raisons « bien intimes » à cette politique de rachat de journaux, il omet surtout les raisons politiques ayant présidé aux choix de Jean Prouvost, « récompensé » par Paul Reynaud qui en fera son ministre de l’information le 6 juin 1940, mais surtout par Pétain qui en fera, lui, son haut-commissaire à l’information le 19 juin 1940 (il démissionnera moins d’un mois plus tard, le 10 juillet).

La presse Prouvost était engagée : « Sa méthode consiste, dans une période de crise où l’atmosphère est morose, à peindre l’actualité aux couleurs les plus riantes possible. Le journal se veut rassurant, au risque de masquer le tragique de la réalité (…) Etre le journal du bonheur dans un monde en crise a sans doute été l’une des recettes majeures de son succès. Interprétation très commerciale de la mission civique de la presse qui devait lui être beaucoup reprochée plus tard. » (Marc Martin, ibidem).

Jean Prouvost avait porté la manipulation de l’information à un haut degré de sophistication, confisqué le débat d’idées, bref illustré la lutte idéologique, au seul profit de la classe des possédants.

Une première « révolution » se produit à la fin des années 1960 aux Etats-Unis : les grands groupes industriels aux profits énormes sont à la recherche de placements pour leurs liquidités ; les médias, l’information, la communication et le divertissement leur semblent alors susceptibles de pouvoir dégager de nouvelles sources de valorisation. L’apparition de nouvelles technologies exige des investissements importants ; les « majors companies », en difficulté, vont passer sous le contrôle de nouveaux intervenants : tour à tour, Paramount est racheté par Gulf and Western Industries (1966), Warner Bros par Kinney National Company (1968) et la Metro Goldwin-Mayer par le milliardaire Kirk Kerkorian (1969).

Ce sont les débuts de la constitution des groupes multimédias contrôlés par les industriels sous l’impulsion des acteurs financiers.

En France, le modèle américain fascine les milieux dirigeants ; en témoigne le succès du livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le défi américain, dans lequel il dénonce le « fossé technologique » qui sépare l’Europe des Etats-Unis.

Valéry Giscard d’Estaing, qui a croisé JJSS à Polytechnique, est élu président de la République en 1974 ; sa première décision sera de casser l’ORTF en sept sociétés distinctes pour préparer leur privatisation. Puis, il s’immisce dans la gestion des médias ; il entend les « coloniser » après avoir écarté les gaullistes : c’est lui qui demandera le remplacement de l’héritier de Louis Hachette, Ithier de Roquemaurel, à la tête de la « pieuvre verte » par Jacques Marchandise, directeur délégué de Pechiney Ugine Kuhlmann, après avoir été un habitué des cabinets ministériels. C’est encore lui qui offrira Hachette en quasi faillite à Matra en 1980 en vue de créer ce dont il rêve depuis son élection, un groupe multimédia capable de se mêler à la compétition mondiale et de concurrencer les groupes américains.

Jean-Luc Lagardère, le patron de Matra, exulte : « Les années 1980 vont se traduire par une expansion considérable de la communication […] C’est sans doute le phénomène le plus important de la fin du siècle », déclare-t-il à L’Express le 19 juillet 1980 ; réflexion prémonitoire puisque Hachette lui sera offert sur un plateau moins de six mois plus tard.

Il s’agit de la première concentration d’un nouveau type en France, celle qui fait dire au même Jean-Luc Lagardère : « Bien entendu, nous allons faire se marier la haute technologie, le son et l’image, c’est-à-dire Europe 1, et l’écrit, c’est-à-dire Hachette […] Je repousse les interprétations romantiques du genre ‘’Edison terrasse Gutenberg’’ […] Si nous restons dans la société Hachette, ce n’est pas pour la condamner, pas pour la scléroser, mais pour la développer […] Il ne s’agit pas que le son, l’image et la technologie annexent l’écrit. Il s’agit que tout cet ensemble marche au rythme du 20esiècle et qu’il fasse progresser globalement la culture française. » (Conférence de presse, 9 décembre 1980)

La concentration des médias n’est pas un phénomène récent et elle est très antérieure à la constitution du groupe de Robert Hersant, la Socpresse, débutée au début des années 1960 et qui s’est accélérée dans les années 1970 avec les rachats successifs de Paris-Normandie, du Figaro et de France-Soir ; elle est intrinsèque au système capitaliste, dans les médias comme dans toute l’économie.

Robert Hersant était le champion des concentrations régionales et nationales, bénéficiant des encouragements des différents gouvernements, lui permettant d’obtenir l’ouverture des lignes de crédit nécessaires par les banques.

Avec le rapprochement de Matra et d’Hachette, les concentrations changent de dimension et annoncent la création et l’expansion des groupes de communication transnationaux, englobant presse écrite, chaînes de radio et de télévision, télécommunications, fournisseurs de logiciels et de matériels, et même les industries de la culture dans de vastes ensembles multimédias au nom d’une croyance en une convergence des contenants et des contenus sans précédent. Si l’éclatement de la bulle Internet en 2000 a ébranlé le dogme de la convergence, il n’a pas freiné la fièvre des concentrations.

Le poids des acteurs financiers

Les causes de ces nouvelles concentrations sont diverses.

En premier lieu, le développement des technologies numériques permet la mise à la disposition du public de l’information, des produits culturels mais aussi de services sur les nouveaux terminaux, notamment les terminaux mobiles, multipliant les sources de valorisation potentielles, donc des profits, et une certaine globalisation des marchés.

En second lieu, l’apparition des industriels de la communication comme Google, Apple, Facebook et Amazon (les GAFA) a largement contribué au regroupement des fournisseurs de contenus pour répondre aux exigences des propriétaires des tuyaux.

Enfin et surtout, la dérégulation de l’économie et la libéralisation des mouvements de capitaux ont participé à la redistribution des cartes dans l’industries des médias et des télécommunications au niveau mondial.

En lançant les Etats généraux de la presse le 2 octobre 2008, Nicolas Sarkozy expliquait : « Il n’y a pas de fatalité à la faiblesse de la présence française parmi les groupes multimédias mondiaux, pour peu de permettre d’abord à des groupes français de se constituer en France. » ; auparavant il avait pris soin de confier la mission à une député UMP de Paris, Danièle Giazzi, de rédiger un rapport comportant des recommandations « pour faire naître des champions nationaux ».

Le message a été parfaitement entendu par les Drahi, Bolloré, Arnault, Niel, Pigasse, qui se sont lancés après Lagardère et Bouygues dans des politiques de concentrations sans précédent en prenant le contrôle des médias d’influence sous l’œil impassible de François Hollande et le mutisme de Manuel Valls et de Fleur Pellerin.

Les acteurs financiers ont largement participé à cette course folle vers la fameuse « taille critique » ; les banques ont des intérêts croisés avec les industriels investissant les industries de l’information, de la culture et de la communication (ICC) et ces intérêts sont doubles.

D’une part, les banques multiplient les activités de conseil dans les opérations de concentrations et leurs rémunérations sont très conséquentes ; d’autre part, elles encouragent ces concentrations en ouvrant des lignes de crédit alimentés par l’accumulation du capital de nouveaux investisseurs. Les groupes qui font appel à l’endettement doivent faire face à des frais financiers très élevés. Le coût des opérations de concentration sont importants et mettent les acheteurs en situation de dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds.

Deux économistes, Christopher Lantenois et Benjamin Coriat, ont analysé ce changement de paradigme : « La déréglementation financière conduite depuis la fin des années 1970 s’est traduite à la fois par la formation de nouveaux acteurs stratégiques : les investisseurs institutionnels et par un changement dans la hiérarchie des formes institutionnelles qui soutiennent l’accumulation de capital, consacrant le rôle désormais ‘’directeur’’ de la finance dans la dynamique économique. Au-delà de différences qui, sur certains aspects, ne sont nullement mineures, ces approches convergent sur quelques propositions clés qu’on peut résumer comme suit : – L’épargne concentrée entre les mains d’acteurs spécialisés dans la gestion d’actifs au profit de tiers a suscité la formation ou le renforcement de méga-acteurs (fonds de pension, fonds mutuels, sociétés d’assurance, fonds d’arbitrage et de capital d’investissement,…) qui, envisagés collectivement, sont devenus les principaux détenteurs de la propriété du capital des grandes entreprises. – Ces nouveaux acteurs, les investisseurs institutionnels, agissant le plus souvent en tant qu’actionnaires minoritaires ont été à même d’influencer significativement la fonction objectif des managers, pour les conduire à orienter leurs comportements et leurs décisions stratégiques dans un sens, celui de la shareholder value (ou mesure de la valeur créée par une entreprise), favorable à leurs intérêts. – Ces inflexions se sont traduites par l’affirmation de nouvelles orientations en ce qui concerne les stratégies industrielles elles mêmes des groupes où opèrent les investisseurs institutionnels. » (Investisseurs institutionnels non-résidents, corporate gouvernance et stratégie d’entreprise. Evaluation et analyse à partir d’un panel de firmes françaises et allemandes. Revue d’économie industrielle, 2e trimestre 2011)

La financiarisation des groupes industriels et l’entrée de nouveaux actionnaires dans leur capital vont avoir d’importantes répercussions dans le fonctionnement interne de ces groupes. Les investisseurs ont, en effet, l’œil rivé sur les indicateurs compatibles et particulièrement sur le ROE (ou return on equity, c’est-à-dire sur la rentabilité des capitaux propres).

Dans la même étude citée ci-dessus, Christopher Lantenois et Benjamin Coriat ont constaté que « les entreprises sont censées se plier à la norme uniforme d’un taux de ROE de 15 %. Ce chiffre qui correspond à une véritable convention servant de critère d’évaluation de l’efficacité du management a été progressivement imposé par les investisseurs institutionnels et constitue le plus souvent un exercice imposé aux entreprises cotées désireuses de bénéficier de leur investissement, quels que soient les secteurs d’activités considérées. »

Les groupes de presse n’échappent pas aux contraintes imposées par ce nouveau dogme d’une rentabilité de 15 % (un chiffre jamais atteint par un quotidien, mais largement franchi par la presse magazine et professionnelle) n’hésitant pas à prendre les mesures les plus drastiques pour distribuer des dividendes à hauteur des attentes de leurs actionnaires et des acteurs financiers, et à bouleverser leur modèle économique. La valorisation des groupes de médias ne se calcule plus qu’en termes financiers à court terme et non plus en terme de stratégies à long terme.

Par exemple, Lagardère se désengage de la distribution de la presse en sortant des NMPP (Nouvelles messageries de la presse parisienne) et cède (ou ferme) environ 200 titres de presse magazine, pour ne conserver que ce qu’il appelle les marques fortes comme Elle, Paris Match ou le Journal du dimanche, pour investir dans des nouvelles activités comme la production audiovisuelle, le commerce détail en zone de transport (aéroports essentiellement) et le marketing sportif et le divertissement, dans deux nouvelles branches, Lagardère Travel Retail et Lagardère Unlimited.

Les cessions sont présentées comme autant de cessions d’actifs non stratégiques pour mieux cacher des choix dictés par des nécessités économiques et par les acteurs financiers. Pour les deux nouvelles branches d’activité, il s’agit de concentrations dites diagonales, qui consistent « à fédérer sous le toit d’un seul et même groupe des activités commerciales qui débordent le secteur des médias (constitution de groupes mixtes ou conglomérats). Les groupes de communication obtiennent ainsi accès à de nouveaux capitaux, à un savoir-faire extérieur à la branche et à de nouveaux marchés » (Wolfgang A. Meier, Revue Réseaux, n° 131, 2005) quand les marchés de l’information et de la culture sont en voie de régression. 

Des postes de contrôleurs de gestion sont créés à tous les échelons, y compris dans les rédactions et les budgets destinés à la recherche et au traitement de l’information sont réduits ; pour les nouveaux industriels des médias l’information, devenue un produit, est soumise aux mêmes règles d’abaissement des coûts.

Multiplier les sources de profits

Les dogmes des nouveaux acteurs des médias sont tenaces : pour eux, l’écrit n’a plus d’avenir et il convient de développer les supports électroniques, téléphones mobiles et tablettes ; ils ne parlent plus que de média global pour s’adapter aux nouveaux usages des consommateurs.

La numérisation des données et de l’information leur laisse entrevoir de nouvelles sources de profits en multipliant les services sur des applications dans lesquelles l’information ‘’low cost’’ n’est plus qu’un produit d’appel ; les terminaux électroniques permettent également d’avoir accès à des produits audiovisuels d’un nouveau format, à défaut d’avoir un contenu nouveau.

Un groupe comme Lagardère, s’il commercialise encore ses propres produits culturels (livre, radio, magazines et émissions de télévision) se comporte comme un fournisseur de contenus pour les grands groupes de communication, comme Google, Apple, Amazon et Facebook, tout en investissant dans de nouvelles activités à forte marge de rentabilité supposée. Patrick Drahi, lui, a adopté une stratégie différente : il a d’abord investi dans les tuyaux, le câble, et désormais il est à la recherche de contenus pour se différencier de ses concurrents dans le domaine des télécommunications et de la télévision.

Il a ainsi multiplié les rachats de groupes de médias, presse écrite, radio et télévision (tous ayant déjà leurs propres sites Internet).

Ces stratégies sont néanmoins sous contrôle des acteurs financiers qui dictent un certain nombre de décisions aux managers des groupes ; d’ailleurs ces acteurs financiers ont obtenu que leurs représentants siègent dans les conseils d’administration ou les conseils de surveillance, mais, dans le même temps, les industriels se sont vus offrir des sièges dans les conseils d’administration des banques. On observe donc une interpénétration des mondes financiers et industriels, ce qui ne manque pas de poser des problèmes ; les banques étant juge et partie pour la répartition des capitaux disponibles entre les secteurs industriels, on note que les plus grands groupes, déjà financiarisés sont privilégiés, accroissant les tendances à l’absorption des concurrents. 

Les règles dictées par les acteurs financiers sont sévères ; en 2007, par exemple, le groupe Lagardère est endetté et il a besoin d’accroître ses lignes de crédit pour sa nouvelle stratégie. Il prend alors des mesures drastiques pour maintenir des ratios compatibles avec les exigences des banques ; elles sont baptisées « plan d’amélioration de la performance » et comprennent plusieurs volets : des cessions d’actifs dits non stratégiques (la presse régionale notamment), la rationalisation du portefeuille de la presse magazine en passant d’un mode opérateur à un mode de licence, l’arrêt de titres déficitaires et, enfin, un programme de réduction des coûts de 70 millions d’euros, assorti d’une réduction d’effectifs supposés volontaires de plus de 10 %. Les effectifs du groupe passent de 33 550 en 2007 à 29 889 en 2008.

Le patron de NextRadioTV, Alain Weill, a justifié son rachat par le groupe de Patrick Drahi par les difficultés pour lui de trouver seul la dimension internationale en raison des obstacles à obtenir les lignes de crédit suffisantes aux rachats à l’étranger.

C’est le prix à payer pour contracter emprunts obligataires et crédits bancaires. Ceux-ci sont en effet assortis de clauses, appelées « covenants de clauses » confidentielles, imposant le respect de certains ratios. Lagardère avoue en 2009 que « le groupe est tenu de respecter un montant minimum de capitaux propres consolidés, d’une part, et un montant maximum d’endettement calculé en proportion des capitaux propres consolidés ou rapporté à un indicateur de performance calculé à partir du résultat opérationnel courant. Le non respect de ces ratios donne aux prêteurs la faculté d’exiger le remboursement anticipé de leur concours. » (Rapport annuel du groupe en 2009)

On peut donc s’interroger sur les facilités accordées à Patrick Drahi et à son groupe Altice par les banques quand on sait qu’il est endetté, lui, à hauteur de 33 milliards d’euros. Son groupe a opté en effet pour le développement par l’endettement, le LBO (ou Leverage Buy Out). Le mécanisme est simple : le holding du groupe, Altice, a racheté en 10 ans des câblo-opérateurs (dont Numéricâble en 2005, puis diverses autres sociétés pour un montant de 2 milliards en s’associant aux fonds d’investissement Cinven et Carlyle), des opérateurs de télécommunications (dont SFR pour 13,36 milliards d’euros en 2014), le quotidien Libération (pour un montant estimé à 18 millions en 2014), le groupe Express-Roularta (L’Express, L’Expansion, L’Etudiant, Mieux vivre votre argent, entre autres pour une somme estimée entre 50 et 70 millions en 2015), le groupe NextRadioTV (BFM TV et RMC, 01Net, pour 595 millions également en 2015) en empruntant aux banques, notamment à la BNP-Paribas ; le holding Altice investissant des sommes dérisoires au regard des prix d’achat. La dette, dite dette senior, et les frais financiers (énormes dans le cas d’Altice) sont remboursés par les dividendes dégagés par les sociétés rachetées. Ces dividendes sont obtenus après des réorganisations visant à améliorer la rentabilité, des pressions exercées sur les sous-traitants pour réduire tous les coûts (au risque de les mettre en difficulté) et, surtout des suppressions d’emplois.

Les salariés de SFR ont en mémoire ce qu’avait fait Patrick Drahi après avoir racheté Numéricâble, où deux plans dits de ‘’sauvegarde de l’emploi’’ avaient entrainé la suppression de 1139 emplois sur 2581 entre 2006 et 2011 ; Il n’y a pas de quoi rassurer les salariés de L’Express, de BFM TV ou de RMC. Début septembre, et quelques semaines après en avoir pris le contrôle, Altice a en effet annoncé la suppression de 150 emplois au sein du groupe Express-Roularta (qui s’ajoutent à la centaine de départs volontaires dans le cadre de la clause de cession des journalistes).

Standardisation de l’information

Les synergies envisagées par Altice entre les différents médias ne seront pas sans influencer le travail des rédactions et les contenus diffusés.

Il est encore trop tôt, en revanche, pour évaluer les conséquences de la prise de contrôle du groupe Bolloré sur le groupe Canal +, mais les premières décisions de son dirigeant montre que les contenus des chaines seront surveillés de près.

Vincent Bolloré est partisan des méthodes brutales et se considère comme un patron de droit divin qui s’immisce dans tous les rouages de ses sociétés.

Si Lagardère, Drahi et Bolloré se comportent comme des industriels soumis aux dogmes financiers des banques et investisseurs, ils n’oublient pas qu’ils sont à la tête de médias qui ont une influence politique.

N’est-ce pas Bolloré qui avait mis son yacht à disposition de Nicolas Sarkozy dès le soir de son élection de la présidence de la République ?

N’est-ce pas Lagardère qui avait licencié Alain Genestar pour avoir publié une photo de Cécilia, l’épouse de ce même Sarkozy en une de Paris Match en compagnie de son amant à New York ?

N’est-ce pas Bernard Arnault, propriétaire d’un groupe de l’industrie du luxe (LVMH), qui rachète le quotidien populaire Le Parisien ?

Ce rachat, comme celui du Figaro par Serge Dassault, et le maintien du Journal du dimanche dans le giron du groupe Lagardère apportent la preuve que ces milliardaires ont aussi le souci du contrôle de l’information en direction du lectorat populaire.  La financiarisation de leurs groupes respectifs ne leur fait pas oublier que les résultats des élections leur permettront de renforcer leur influence sur l’exécutif et d’obtenir en permanence la nécessaire adaptation des règles de fonctionnement du système capitaliste à leurs stratégies.

Un spécialiste des médias n’a pas caché que « M. Drahi est peut-être intéressé par l’influence. Etre propriétaire de Libération, de l’Express ou NextradioTV, cela peut aider à entrouvrir les portes de l’Elysée et des ministères. »

C’est la pression conjuguée des industriels et des banques qui a abouti dans les années 1980 et 1990 à renforcer les facilités de mouvements des capitaux au niveau mondial et à abattre un certain nombre de règles anti-concentrations.

Si la libéralisation des mouvements de capitaux a été initiée par Nixon aux Etats-Unis en 1974, les Européens ont été des suiveurs dociles avec la loi Bérégovoy de 1986, la directive Delors-Lamy de la Commission européenne en 1988, les Traités de Maastricht en 1992 et de Lisbonne en 2004. Les fonds d’investissement anglo-saxons se sont alors rués sur les groupes industriels du continent, à coup d’investissements dans les groupes de médias européens, apportant avec eux cette croyance absolue dans la ‘’convergence’’ entre réseaux et contenus.

De nombreux groupes européens ont vu leur actionnariat se transformer radicalement, comme celui de Lagardère dont 67 % du capital aujourd’hui est détenu par des investisseurs non résidents (le fonds souverain du Qatar est le premier actionnaire), mais, inversement, Lagardère et Drahi cherchent à investir aux Etats-Unis qui est le marché le plus profitable pour eux, notamment celui de la consommation sur les terminaux électroniques. Ils regardent avec avidité le développement des activités numériques et de la publicité, alors même que les marchés européens semblent stagner.

Les milliardaires Arnault, Drahi, Bouygues, Lagardère ou encore Dassault ont donc fait main basse sur ce qu’il est convenu d’appeler les grands médias, mais la presse quotidienne régionale n’a pas été épargnée par le phénomène des concentrations.

C’est ainsi qu’une banque dite mutualiste, Le Crédit Mutuel, a racheté 10 titres du nord-est de la France, de la frontière luxembourgeoise à la frontière italienne ; ceux-ci (Républicain lorrain à Metz, Est Républicain à Nancy, Dernières Nouvelles d’Alsace à Strasbourg, L’Alsace à Mulhouse, Vosges-Matin à Epinal, Le Journal de la Haute-Marne à Chaumont, le Bien Public à Dijon, Le Journal de Saône-et-Loire à Chalon, le Progrès à Lyon, et le Dauphiné libéré à Grenoble) couvrent 23 départements, avec de plus en plus de pages communes, de services communs ou d’échanges d’articles.

Si l’on ajoute que le groupe Ouest-France contrôle 5 quotidiens de l’Ouest (diffusant sur 12 départements) et 79 hebdomadaires, le groupe Centre France (dont la Montagne à Clermont-Ferrand) contrôle, lui, 8 quotidiens et 12 hebdomadaires (sur 10 départements) et que le groupe Sud-Ouest règne sur 8 quotidiens et 6 hebdomadaires (sur 8 départements), on totalise 53 départements qui sont soumis à la loi du journal unique. Et les groupes de la presse quotidienne régionale, s’ils ne sont pas la propriété d’une banque comme le Crédit Mutuel, ont des liens très étroits avec le Crédit Agricole.

La financiarisation et les concentrations font peser des dangers sur la recherche et le traitement de l’information, sur l’indépendance des journalistes et sur le pluralisme des idées.

D’une part, les budgets rédactionnels sont réduits et, d’autre part, les journalistes sont invités à fournir des contenus à tous les supports, écrits, électroniques. On assiste alors à une augmentation de la productivité et à ce que Werner A. Meier, enseignant – chercheur à Zurich, qualifie de « standardisation des produits médiatiques par l’homogénéisation des normes et méthodes de travail journalistiques ».

Par ailleurs, directement (dans le cas de Bolloré, par exemple) ou indirectement par l’intermédiaire de directeurs de rédaction aux ordres des propriétaires (Alexis Brezet au Figaro ou Laurent Joffrin à Libération, par exemple), les lignes éditoriales sont toutes verrouillées, identiques et monocolores ; on a raison de parler de pensée unique quand on constate la censure des opinions adverses et de la diversité et une information dénuée d’esprit critique et de mise en perspective.

Les restrictions sur les budgets rédactionnels font la part belle aux communicants et aux groupes de communication des politiques publiques des grandes entreprises qui inondent les rédactions de communiqués rédigés par des professionnels et, par conséquent, directement publiables.

La confusion entre information, relations publiques et publicité est portée à son paroxysme. Par là même, les médias aux mains des industriels exercent une influence de plus en plus forte sur le discours public et font fi de l’intérêt public pour privilégier leurs intérêts particuliers.

Les industriels des médias ont trahi le Conseil National de la Résistance et tourné le dos à son programme, qui avait pour objectif de sanctuariser la presse et l’information vis-à-vis des puissances d’argent. Ils ont trahi ceux qui, en novembre 1945, au sein de la Fédération nationale de la presse française (FNPF), n’hésitaient pas à déclarer solennellement : « La presse n’est pas un instrument d’objet commercial mais un instrument de culture ».

Les Bolloré, Drahi, Arnault, Dassault, Lagardère, Bouygues, ou encore le trio Bergé – Niel – Pigasse ont fait main basse sur les médias, sur l’information, sur la culture et ils dénaturent l’idée même de démocratie.

Publié dans la revue La Pensée, n° 385 janvier-mars 2016

(En 1939 paraissaient les trois premiers numéros de La Pensée, fondée par Paul Langevin et Georges Cogniot. Intellectuels, artisans de la science, militants révolutionnaires, les fondateurs de la revue entendaient, à travers l’inspiration rationaliste du marxisme, mener le combat libérateur pour la science, le matérialisme, la paix, la fin des exploitations.)