La commission arbitrale, instituée par le statut professionnel des journalistes de 1935, a vu sa nature évoluer, sous la double influence de la financiarisation et de l’industrialisation des médias à partir de 1970. La commission paritaire, proche du tribunal arbitral, s’est transformée peu ou prou en instance judiciaire en s’éloignant des intentions de ses promoteurs.

La loi du 29 mars 1935, en insérant « dans le code du travail une section spéciale et un certain nombre de dispositions nouvelles dont l’ensemble constituera le ‘’statut professionnel des journalistes » (article 30-c du projet de la proposition de loi) visait à assurer aux journalistes leur indépendance, leur sécurité d’emploi et leur dignité (surtout après les différents scandales qui avaient éclaboussé de nombreux titres de presse).

Le rapporteur de la proposition de loi, Emile Brachard, député radical de l’Aube et journaliste au Petit Troyen, constatant que la « presse industrialisée ne cesse de modifier gravement la condition du journaliste » (déjà !), avait largement milité et argumenté auprès de ses collègues du Palais-Bourbon pour que « la carrière du journalistes soit mise à l’abri du caprice, de la fantaisie, de l’arbitraire, qu’il soit protégé contre le besoin matériel, assuré d’une existence digne, que la clause de conscience lui donne à tout instant, même si elle ne doit pas être invoquée, le sentiment de sa liberté morale ».

La loi a eu à résoudre une contradiction, les journalistes étant « tout à la fois écrivains ou artistes et employés salariés »(Henri Guernut, député et auteur du projet de loi).

Le texte soumis au Parlement reconnut donc aux journalistes salariés toutes les dispositions du code du travail et aux « écrivains », salariés intellectuels, des dispositions particulières, au nombre de quatre et totalement indissociables : des indemnités de licenciement correspondant à un mois de salaire par année d’ancienneté (au-delà de quinze années, une commission arbitrale devant fixer le complément), la reconnaissance de la clause de conscience, la création d’une carte d’identité professionnelle et des salaires minimums.

Henri Guernut et Emile Brachard s’étaient largement inspirés d’un Contrat collectif de travail des journalistes, négociés quelques années plus tôt entre, d’une part, une délégation de la Fédération nationale des journaux français, organisation patronale, et, d’autre part, le Syndicat national des journalistes et le Comité général des associations de la presse française, représentant les salariés. Le Contrat avait été refusé (et la délégation patronale désavouée) avant sa signature, contraignant alors les journalistes à se retourner vers le Parlement.

L’article 26 de ce Contrat avait jeté les bases de la Commission arbitrale en ces termes : « (L’indemnité de licenciement) est calculée de la manière suivante : 1° indemnité égale à un mois des derniers appointements par année ou fraction d’année, jusqu’à quinze ans de collaboration ; 2° pour les années de collaboration dépassant la quinzième, le tribunal arbitral sera juge de fixer une indemnité supplémentaire, calculée d’après le temps de présence et selon les circonstances qui ont provoqué le congédiement (…) »

Il ne parle pas de commission, mais de tribunal arbitral, dont la composition et le fonctionnement étaient néanmoins très proches.

L’article 36 précise en effet que « tous les différends d’ordre professionnel doivent être soumis à des tribunaux d’arbitrage. Les parties contractantes s’engagent à exclure ceux de leurs membres qui manqueraient à cette prescription » et l’article 37 en fixe à la fois les localisations et la composition : « Les tribunaux régionaux sont constitués dans les villes suivantes : Paris (2 Chambres), Lille, Nancy, Rouen, Rennes, Nantes, Montpellier, Bordeaux, Limoges, Clermont-Ferrand, Toulouse, Marseille, Lyon, Strasbourg, Alger, Tunis, Rabat. Ils se composent de quatre membres, nommés par moitié par les deux parties contractantes, et ces membres choisissent leur président, pris en dehors d’eux, de préférence parmi les personnalités d’ordre juridique. Deux suppléants seront désignés de part et d’autre. »

Les parties à la négociation avaient pris soin de mettre sur pied un mode de règlement des litiges échappant à toute ingérence administrative, alors que les députés ont fait relever la commission de la loi.

Une lettre du président du Syndicat de la presse parisienne du 8 février 1933 explicite les raisons du refus de la partie patronale ; celle-ci n’accepte pas « d’être liée par une sentence arbitrale quelconque », ajoutant que les directeurs entendent rester « seuls juges de leurs décisions ».

La contestation de la commission arbitrale n’est donc pas une nouveauté !

Robert Hersant, le précurseur

Le recours à la commission arbitrale était relativement rare, en raison notamment du faible recours à la clause de cession, et son fonctionnement ne posait guère de problèmes jusqu’aux années 1970. La financiarisation, d’une part, et les concentrations qui se sont multipliées à partir de la fin des années 1970, d’autre part, ont largement contribué à en modifier les usages.

La clause de cession a été invoquée par les journalistes, mais aussi largement utilisée par les employeurs qui y vont vu une aubaine pour diminuer les effectifs rédactionnels en échappant aux « plans de sauvegarde de l’emploi », plus lourds en démarches administratives et nécessitant des mesures de reclassement.

En l’espèce, Robert Hersant a été, là aussi, un précurseur : son passé sulfureux de collaborationniste amena de nombreux journalistes à quitter les journaux qu’il reprenait, à commencer en 1972 par ceux de Paris-Normandie, journal créé par des Résistants. Le « papivore » avait une triple exigence : « dégraisser » les effectifs des rédactions jugés par lui pléthoriques, se débarrasser des journalistes les moins dociles politiquement (en 1974, il publia une petite annonce : « Recherche journaliste tendance majorité présidentielle » !) et, enfin, connaître très vite le nombre de départs pour réorganiser ses rédactions.

Robert Hersant, comme d’autres dirigeants de groupes après lui, prenait soin de provisionner le montant estimé des indemnités fixé par la commission arbitrale ; le montant de la transaction entre vendeur et acheteur prenant en compte le montant des indemnités de licenciement des journalistes. Ce processus, outre qu’il dénature les intentions des législateurs de 1935, fait pression à la fois sur les « défenseurs » du journal devant la commission et sur les deux arbitres patronaux, souvent des directeurs de relations humaines (DRH) ou des « permanents » de l’organisation patronale à laquelle adhère le groupe ou le titre, donc eux aussi salariés et placés en situation de subordination.

Peut-on encore prétendre que les délibérations de la commission sont empreintes de sérénité et que la commission arbitrale est encore fidèle à son esprit initial ?

On a vu plus récemment les financiers des groupes, jugeant la commission trop généreuse avec les journalistes, prendre l’initiative de « négocier » avec les syndicats un coefficient multiplicateur du salaire pour le calcul du complément d’indemnité au-delà de la quinzième année, ignorant ainsi les paramètres personnels liés à la situation et à la carrière de chaque journaliste.

Les grands groupes de presse, liés aux groupes financiers, utilisent la clause de cession pour réorganiser les rédactions, comme Robert Hersant, mais aussi pour des motifs purement comptables : ils se séparent des journalistes les plus âgés et donc, en général, avec les plus hauts salaires.

La recherche du profit immédiat, imposée par les banques créancières, les a conduit à faire appel à des avocats (souvent les mêmes que ceux qui les ont assisté dans les opérations de rachats) pour défendre leurs intérêts devant la commission. Ces derniers, plaidant en droit et non en professionnels du journalisme, comme le souhaitait le législateur.

Alors que les audiences de la commission arbitrale sont en principe orales (comme celles des prud’hommes), la fourniture d’un mémoire (avec les pièces) est devenue nécessaire et même obligatoire. La présence d’avocats pour la partie patronale a largement modifié le déroulement des audiences : il n’est pas rare d’assister à de véritables plaidoiries, au cours desquelles le journaliste fait quasiment figure d’accusé. Pour tenter de rétablir un équilibre très précaire, nombre de journalistes ont fait appel eux aussi à un avocat.

Les arguments utilisés de chaque côté n’ont parfois plus rien à voir avec l’exercice de la profession de journaliste ! Et le visage de la commission arbitrale s’en trouve totalement déformé. On peut aussi affirmer que les indemnités décidées par la Commission arbitrale sont moins élevées aujourd’hui qu’hier ! Sans doute faut-il y voir une relation de cause à effet.

La « judiciarisation » de la commission arbitrale a été menée au pas de charge par les nouveaux propriétaires des groupes de presse ; elle va de pair avec la contestation de son fonctionnement qui a amené deux d’entre eux, le groupe de presse magazine Marie-Claire et le groupe de quotidiens régionaux Centre-France à invoquer la question préalable de constitutionnalité (QPC) en 2012.

Si le Conseil constitutionnel n’a pas suivi les arguments de ces deux groupes, sauvegardant ainsi l’intégrité du statut professionnel des journalistes, il n’en reste pas moins que la commission arbitrale aurait besoin de revenir à ses fondamentaux et de retrouver l’esprit du tribunal arbitral dessiné par le Contrat collectif de travail de 1933 et de la loi de 1935.

Publié dans la revue Chercheurs & Journalistes, novembre 2013 (La commission arbitrale des journalistes, un dispositif paritaire), éditée par l’Alliance internationale des journalistes, le Centre de recherche sur l’action politique en Europe (CRAPE), avec le soutien de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme