L’excellent travail du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a permis non pas de révéler ce que nous savions déjà mais d’exposer en pleine lumière les mécanismes de l’optimisation fiscale et, surtout, son ampleur.
Optimisation fiscale ? Quelle aberration, quel abus de langage ! Comment oser employer cette locution nominale pour désigner une grave infraction, un délit. Dans une société comme la nôtre, même le sens des mots est perverti ; il n’y pas que la guerre économique qui fait rage, la guerre sémantique est menée par les puissances d’argent, les riches et relayées par les institutions dites démocratiques.
Tout ce que révèlent les Paradise Papers serait parfaitement légal ; c’est du moins l’argument qu’utilisent ceux qui s’y adonnent, mais c’est surtout la preuve que certains politiques répondent aux injonctions des grandes fortunes pour la mise en place d’un arsenal législatif adapté à la sauvegarde de leurs privilèges.
Ces Paradise Papers ont également le mérite de dresser la liste du Gotha des riches et de l’actualiser.
On ne s’étonnera pas d’y trouver, par exemple, Bernard Arnault, la première fortune française, une fortune qui ne cesse de croître à un rythme effréné. L’industrie du luxe ne connaît pas de crise !
L’homme du groupe LVMH se veut discret et dénonce une « opération journalistique pour créer une sensation ».N’empêche, ses montages financiers sont mis au jour ; les signes extérieurs de sa richesse sont mis au jour. Ses turpitudes aussi. L’inventaire de ses richesses a été dressé.
Son yacht de 101 mètres, Symphony, par exemple, est bien basé à Malte et on découvre qu’il possède une propriété de 129 hectares (avec une bâtisse de 4300 mètres carrés), baptisée Nyn Park, non loin de Londres.
Bernard Arnault possède aussi un hôtel particulier rue Barbet-de-Jouy à Paris, racheté à la veuve de Jean-Luc Lagardère pour la modeste somme de 25 millions d’euros, une villa à Saint-Tropez dans le domaine des Parcs, le château de Saint-Rémy-des-Landes à Clairefontaine dans les Yvelines et, enfin, une île de 54 hectares, Cistern Cay, aux Bahamas, achetée 4 millions de dollars à un Américain en faillite. Un détail pour l’industrie du luxe, mais l’aménagement de la demeure et de ses dépendance a coûté le modeste somme de 30 millions de dollars.
Les décors de ces demeures sont très raffinés, disent ceux qui ont eu le privilège de les visiter.
Les grands capitaines d’industries d’aujourd’hui, s’ils sont discrets, aiment néanmoins étaler leurs œuvres d’art.
Une question vient immédiatement à l’esprit d’un esprit cartésien devant une telle débauche de pied-à-terre : quand Bernard Arnault, comme ses semblables, a-t-il le temps de profiter de ses somptueuses demeures ? Est-ce dans ces endroits paradisiaques qu’ils élaborent les plans de suppressions d’emplois qui font grimper le cours de leurs actions et gonfler leurs profits indécents ?
Ces questions me remémorent Henri Lefebvre, le philosophe marxiste, qui écrivait dans Le Droit à la ville(Editions Anthropos, 1968) : « Les Olympiens et la nouvelle bourgeoisie n’habitent plus. Ils vont de palace en palace ou de château en château ; ils commandent une flotte ou un pays à partir d’un yacht ; ils sont partout et nulle part. »
Alors quand Damien Adam, un député Macron compatible de Rouen, a osé déclarer à propos de la réforme des indemnisations des privés d’emploi :« Quand vous êtes salarié et que vous voyez certaines personnes qui partent en vacances aux Bahamas grâce à l’assurance chômage, il est légitime de se dire que ce système marche sur la tête. »,je suis resté interloqué. Faut-il lui rappeler que Bernard Arnault ne s’est pas installé à Cistern Cay par hasard ; les Bahamas ne sont-elles pas un paradis fiscal ?
Comment ce cadre supérieur au Crédit agricole, peut-il être à ce point ignare pour croire qu’un chômeur peut se payer des vacances aux Bahamas quand les Bernard Arnault du monde entier ont colonisé les paradis terrestres, que ce soit Cistern Cay ou les autres pour s’en réserver la jouissance et en écarter les prolétaires ?
Les riches aiment l’entre soi et ont compris que leurs richesses pour prospérer ont besoin d’être mises à l’abri politiquement. Ils contrôlent aussi les lieux de pouvoir. La démocratie, c’est-à-dire le gouvernement du peuple par le peuple, est une chose qui n’existe pas aujourd’hui, quand c’est le marché qui conduit la politique du gouvernement.
Le pouvoir économique et financier de Bernard Arnault est le véritable instrument de pouvoir. Emmanuel Macron, ni de droite, ni de gauche, s’il a promis une « révolution » radicale, ne prend aucune mesure pour d’authentiques changements économiques, culturels et sociaux en vue de ramener la France dans le sillage de la démocratie et assurer le bonheur du peuple ; depuis son élection il tourne le dos à l’intérêt général, avec ce mépris et cette arrogance, dont il avait déjà fait preuve en insultant des ouvrières et des ouvriers.
José Saramago, on y revient, écrivait aussi : « Ce n’est pas en démocratie que nous visons, c’est bien plutôt dans une ploutocratie qui n’est plus locale ni proche, mais qui est devenue universelle et inaccessible. »