Le président de la République, le premier ministre et le ministre de l’intérieur n’ont pas hésité longtemps avant de répondre aux outrances verbales d’une droite de plus en plus extrême et de la « fachosphère » de la famille Le Pen pour justifier d’une décision, la prolongation pour six mois de l’état d’urgence qui éloigne le pays d’un examen intelligent et lucide de la situation au profit de l’exaltation des surenchères haineuses et des partisans de la guerre civile.

Quoi qu’en disent, par exemple, le président de la République et le Premier ministre, la France n’est pas en guerre civile et la vie de la nation n’est pas menacée. Mais, à dessein, le vocabulaire guerrier utilisé pour qualifier les attentats est ressassé pour justifier une nouvelle atteinte aux libertés fondamentales, sans résultat sur leur arrêt.

Le mot de guerre civile est repris sans discernement par la grande majorité des « grands » médias entre les mains des plus grandes fortunes françaises, qui ont toutes à voir, pour des raisons diverses mais convergentes, avec les gouvernements qui éprouvent l’impérieuse nécessité de se déclarer en guerre contre un ennemi, fantasmé ou réel, qualifié de féroce et sans pitié, de sanguinaire et déterminé, pour occulter leurs politiques à la fois antisociales et néocolonialistes.

Les prétendus « capitaines d’industrie », mais affairistes avérés, contrôlent l’information en plaçant à la direction de leurs médias des chiens de garde, dociles et acquis au libéralisme. Dans ce contexte, les voix qui osent contester l’état de guerre de la France sont étouffées, comme le furent les opposants au « Patriot Act » aux Etats-Unis. L’ordre règne globalement dans les médias.

Pour donner le change, politiques et médias s’adonnent à quelques critiques ; mais il est remarquable de constater qu’elles portent sur des points de détail (Le ministre a-t-il menti ? La police nationale était-elle présente pour sécuriser la Promenade des Anglais à Nice ? Le bracelet électronique est-il adapté à la situation ?), non sur les questions de fond comme le renforcement des opérations de renseignement, la lutte contre le financement du terrorisme par les pétromonarchies du Golfe, la lutte contre le chômage et notamment celui des jeunes, la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales, etc. Les supposées oppositions entre membres du gouvernement et dirigeants des Républicains sont étroitement délimitées et circonscrites à quelques joutes verbales, parfois véhémentes ; mais tous se retrouvent  pour partager un même engagement sur le recours à la limitation des libertés publiques ; on en veut pour preuve le consensus affiché pour voter la quatrième prolongation de l’état d’urgence au contenu liberticide renforcé.

Si le projet de loi instaurant le premier état d’urgence en novembre 2015 prévoyant le contrôle de la presse et les perquisitions administratives aussi bien chez les journalistes que chez les avocats ou les magistrats, a été amendé, les menaces sur la liberté d’information ne sont pas pour autant gommées totalement.

Aujourd’hui, les effets de l’état d’urgence sur le traitement de l’information et le travail des journalistes sont visibles, même s’ils sont sournois. Ils s’inscrivent dans l’entretien d’un climat de peur et de soupçon généralisé. Comme l’écrit Roland Gori, dans L’Humanité du 27 juillet dernier, « Nous sommes confrontés à une logique d’information calquée sur celle du marché : l’Audimat. » L’Audimat n’explique pas toutes les outrances : les politiques de droite et d’une certaine gauche au pouvoir se satisfont d’un traitement de l’information qui attise les peurs et entretient un climat anxiogène.

On remarquera au passage que le gouvernement a profité du climat ambiant pour « raboter » le dispositif de protection des sources des journalistes.

Aujourd’hui, quand l’émotion le cède à l’intelligence et à la réflexion, comment un journaliste osera-t-il écrire qu’il y a d’autres solutions que la prétendue « guerre » contre les islamistes radicaux, les plus hautes autorités de l’Etat ressassant, elles, au contraire, qu’il n’y a pas d’autre solution ?

Quand le soupçon généralisé fait de tous les Musulmans et, par extension, de tous les immigrés des terroristes en puissance, comment enquêter sur le mal-vivre des cités où sont parqués ces citoyens de « seconde zone » ?

Enfin, l’état d’urgence entraîne l’opinion dans des réactions émotionnelles et simplistes, forcément simplistes, brouillant les jugements et poussant à analyser des situations complexes avec des schémas de pensée binaires (noir ou blanc, bons contre méchants, Français contre Musulmans, liberté contre sécurité, etc.). 

Le journaliste tendant à s’extraire de ces artefacts n’est plus considéré comme crédible par une grande partie du public et, on l’a vu avec le Patriot Act aux Etats-Unis, rangé dans la catégorie de ceux qui favorisent le développement du radicalisme, voire en sont les complices. L’encadrement de l’information dans la majorité des rédactions et le choix des angles de traitement des attentats ne permettent pas aux journalistes d’effectuer des enquêtes au long cours sur les réelles motivations des auteurs des crimes de sang, sur leur endoctrinement, sur leurs commanditaires, etc.

Le débat sur le traitement de l’héroïsation des tueurs et sur l’organisation qui consacre d’énormes sommes à sa cause destructrice n’atteint qu’un petit cercle et n’est pas mené dans les grands médias.

A favoriser les pulsions sécuritaires, on encourage les replis communautaire et identitaire extrêmement dangereux, et par voie de conséquence à repousser la nécessaire cohésion sociale et le vivre ensemble pour lutter effectivement contre les racines de la radicalisation de populations fragiles et rejetées. Les politiques ne cherchent pas à comprendre un phénomène complexe mais à l’utiliser. Quelle aubaine, en effet, de renvoyer les citoyens vers la peur de l’autre alors que se profilent de nouvelles mobilisations de solidarité dans le pays et que se profilent des solutions alternatives à un système à bout de souffle !

Pour les journalistes est clairement posée la question de savoir comment traiter des questions sociales, quand l’autre (dans lequel on enferme aussi le descendant d’immigré, fût-il de deuxième ou troisième génération et parfaitement intégré) est supposé être la cause de tous les maux de la France ? L’état de guerre mobilise les médias et les exonère du traitement des lois antisociales du gouvernement Valls, à commencer par la loi travail. Les médias amputent l’information sur les attentats de pans évidemment décisifs sur leurs causes sociales et géopolitiques, voire sur la responsabilité des gouvernements qui n’ont jamais mis en accusation les véritables « banquiers » de l’Etat islamique.

C’est un gouvernement se réclamant du socialisme qui invite les Français à abandonner les valeurs de la République ; il joue des peurs pour détourner de la revendication légitime des citoyens d’une sécurité garantissant les libertés fondamentales, toutes les libertés, y compris la liberté d’expression et la liberté d’informer.

Décidément, la liberté (les libertés) est en péril et les journalistes au premier chef (mais pas qu’eux), sont en première ligne pour subir les effets collatéraux de l’état d’urgence ; magistrats et avocats, travailleurs sociaux et enseignants sont autant de victimes de la posture actuelle des politiques néolibéraux. Mais, au bout du compte, ce sont les citoyens qui, plongés dans un climat délétère, seront privés des nécessaires paroles alternatives pour se forger une opinion par eux-mêmes.

Soyez apaisés, le gouvernement pense pour vous ! Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la pensée unique. Elle n’est plus seulement économique, mais politique.

La prolongation de l’état d’urgence instaure un climat propice au développement d’un état sécuritaire, sinon autoritaire. L’heure est à la mobilisation de toutes les intelligences et de la raison pour combattre cette dérive de l’information et de la politique. Pour faire grandir les solidarités.

Paru dans le quotidien L’Humanité, juillet 2016