Asli Erdogan est une Turque, physicienne, anthropologue, immense écrivaine, journaliste et militante des droits de l’Homme (et de la femme). Ses parents ont été torturés et emprisonnés dans les années 1980 et 1990 et elle, la physicienne surdouée, ancienne chercheuse au CERN à Genève, connaît les mêmes situations, poursuivie par la haine du dictateur Recep Tayyip Erdogan, pour qui tout intellectuel défenseur des libertés est un terroriste.
Arrêtée le 16 août 2016 et incarcérée pendant plus de quatre mois pour la publication d’articles considérés comme des textes de propagande pour le parti pro-kurde PKK, Asli Erdogan a été jugée en février 2020 et acquittée, le tribunal considérant que les charges retenues étaient sans fondement.
Le dictateur a la défaite cruelle : un tribunal aux ordres a annulé l’acquittement le 10 juin et un nouveau procès se profile, alors qu’Asli Erdogan, réfugiée en Allemagne et protégée par la police allemande, a une santé chancelante. Elle éprouve de très grandes difficultés pour écrire : « C’est comme si la langue turque avait l’odeur de la prison, pour moi. C’est comme si j’avais été exilée de ma langue naturelle, c’est très étrange, comme si notre relation était brisée. »
Tous les démocrates doivent apporter leur solidarité à Asli Erdogan et dénoncer Emmanuel Macron qui a rencontré le dictateur en marge du sommet de l’OTAN à Bruxelles, le président français ayant osé déclarer : « Nous avons l’un et l’autre acté qu’il était nécessaire de tout faire pour pouvoir travailler ensemble. »
On n’avance pas avec un dictateur, on le combat. Peut-être est-ce trop demander à un président qui est de la même promotion à l’ENA que l’ambassadeur de Turquie, Alo Onaner (les deux hommes se tutoient).
En solidarité, je me permets de publier ici l’un des articles qui avait été retenu par la justice turque pour poursuivre Asli Erdogan. Il date de 2016, il est très beau et il doit aider à lutter contre toutes les dictatures présentes ou à venir. Ici ou là.
Journal du fascisme : Aujourd’hui
Un jour sans commencement ni fin, un jour de plus… comme une virgule placée au hasard entre deux longues phrases, entre le passé et le présent, et qui attend en silence à son point d’accroche… deux immenses phrases monotones qui se répètent l’une l’autre… sans dire comment elles sont arrivées là, comment elles se sont égarées sans retour, ni pourquoi elles se perdront encore, une fois de plus… Sans rien laisser paraître du fait qu’elles n’arriveront jamais… Deux mots pris dans des filets dérivant à la surface trouble de ce qu’on appelle la vie, et que tu as tirés hors des brumes infinies qui voilent la côte et les eaux. Et qui résonnent dans le vide, faisant éclater le rire énorme de l’infini, à vous en écraser les tympans… le “passé” qu’à mains nues tu as arraché aux ténèbres des roches et des profondeurs, mais sans pouvoir l’amener à la surface, et qui s’écoule hors de tes doigts gelés, ton seul passé, une boue muette et glacée… Mais juste là, comme une armée dont les baïonnettes scintilleraient au soleil de l’autre côté du fleuve, le “futur”, prêt à fondre sur la rive opposée… Et les secondes, les jours, aujourd’hui, qui s’écoulent hors de lui, comme ruisselant par une brèche qui n’aurait pas été comblée… La vie, qui ressemble à une plaie dont la douleur éclate quand elle se referme, ou peut-être la pure et simple absence de cette vie dont la présence ne se manifeste que dans la douleur…
Jours de crime… Cruauté, larmes et sang. Mots qui désormais ne sont plus ceux des “thèmes” des marches oubliées, légendes et “grands récits” que personne n’est plus obligé de lire, ou au contraire ceux des “sujets” mille fois vus, lus et relus des informations, mais des mots qui étranglent et obscurcissent l’horizon du réel, révélant les lueurs, les ombres et les cou- leurs de notre vie quotidienne… comme si nous avions encore tant de mots à dire mais plus de voix pour le faire. Comme si cette voix qui résonne dans le vide, pourtant avide de raconter, d’expliquer et d’énoncer, n’était plus la nôtre, comme si désormais, même le silence qui s’est substitué à tous ces cris bien réels que nous n’avons su pousser, ne nous appartenait plus… nos poignées de main plus molles et plus brèves, en un tournemain nous construisons des phrases familières, et plus vite encore nous les tendons… Sans cesse à répéter, du mieux que nous pouvons et à la moindre occasion, que “nous avons vécu des jours terribles”, nous le répétons et nous nous consolons. Nos cris “nous existons, nous sommes là” se perdent en échos toujours plus lointains, se perdent et demeurent sans réponse. Les uns les autres, comme des poupées de porcelaine fraîchement repeintes, nous tendons notre visage le plus dur, mais il semble que per- sonne ne sache plus nous regarder au fond des yeux… pleins de la lassitude de ceux qui ont déjà tout vu, les regards se perdent au loin, apathiques, interdits, incrédules… Le miroir nous les renvoie chaque fois plus arides, plus inhumains… des yeux vides et morts, des mots vides et froids, des cœurs morts de froid… comme si se refusait à prendre forme ce mauvais sosie de nous mêmes, pourtant doté de ce visage que nous renvoyons à notre propre passé et que nous présentons au futur, comme si on l’avait troqué contre une espèce de néant… Et ces jours nous les quittons tout doucement, comme on s’enfuit dans un couloir d’hôpital sur la pointe des pieds… Comme si nous marchions dans une interminable aube grise, dans les brumes, dans un purgatoire, dans un réduit élastique comme la langue, comme si nous marchions dans un lieu désormais hors de portée de tous les appels et de tous les cris.
L’écrasante pesanteur de vivre et d’écrire en ces jours où des hommes – dont des blessés, des enfants – sont brûlés vifs dans les caves où ils sont assiégés… L’atroce pesanteur des mots qui se substituent à la vie, et du silence qui enveloppe ces mots… Gouffre abyssal, omniprésent, dans le passé, le futur, aujourd’hui… Nous avons beau détourner les yeux, à cette profondeur démesurée, le gouffre ne distingue plus nos regards des leurs. Dans le silence des phrases et des récits dont le sujet s’est égaré, dans le silence éternel de toutes ces vies et histoires amputées, il scrute, il attend, et dans l’infini brouillard, marche sur nous.
Un jour viendra peut-être où, regardant en arrière, nous dirons que “le fascisme c’était vraiment bien !”, recouvrant d’une couche de peinture fraîche les cicatrices profondes qui émaillent le visage d’une poupée de porcelaine…