L’histoire sociale de la profession de journaliste est jalonnée de quelques dates plus importantes que d’autres. Le 4 juillet 1974 est de celles-là ; non pas qu’elle ait révolutionné le journalisme, mais parce qu’elle a vu le vote à l’unanimité d’une loi unique encore aujourd’hui en Europe, visant à caractériser l’existence du contrat de travail des pigistes et à donner à ceux-ci les mêmes droits sociaux et moraux que les permanents.

Une loi unique en Europe

Le député gaulliste (Union des démocrates pour la république, UDR) de la première circonscription d’Ille-et-Vilaine, Jacques Cressard, avait déposé un projet de loi dont l’objet était de compléter l’article du code du travail définissant les journalistes professionnels et « à faire bénéficier les journalistes pigistes des dispositions prévues par la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes. »

Si la loi de 1935 portant statut du journaliste était novatrice, trouvant sa source dans les nécessaires garanties des professionnels comme du public au respect des libertés fondamentales, liberté d’expression et liberté d’information, elle ne s’appliquait pas aux collaborateurs occasionnels, les pigistes.

L’exclusion des pigistes n’était pas si paradoxale qu’il y paraît dans le contexte de l’époque. Les juridictions avaient jugé, par exemple, que le pigiste venant rarement au journal, libre de son temps, libre de l’exécution ou non de son travail et, surtout, ne recevant aucune directive de la rédaction et ne subissant aucun contrôle, ne pouvait pas revendiquer les mêmes conditions sociales que le journaliste permanent, lié, lui, par un « contrat de louage de services » ou un « contrat de travail » (Tribunal de la sécurité sociale, 1959) et plus assujetti à des contraintes imposées par l’employeur.

Les conditions d’exercice de la profession ont évolué avec le temps et les tribunaux ont eu alors à trancher un nombre toujours plus important de contentieux entre les entreprises de presse et les pigistes, caractérisant ainsi une dérive ; les abus de recours aux pigistes (déjà) étaient en forte progression. Le rapporteur du projet de loi, Georges Fillioud, dénonçant notamment le recours aux « pigistes permanents » à l’ORTF : « L’ORTF a, en effet, largement pratiqué et a généralisé l’emploi des pigistes, et notamment des « pigistes permanents » dont certains sont restés collaborateurs de l’office à ce « titre » pendant près de vingt ans. »

Il a été jugé nécessaire, alors, de confirmer les jurisprudences et d’affirmer par une loi que les pigistes, s’ils remplissent les mêmes obligations que les journalistes permanents (l’exercice de la profession devant être leur occupation principale, régulière et rétribuée), doivent bénéficier de toutes les dispositions de la loi de 1935.

La loi ne comporte que deux articles et se résume à quelques lignes :

« Article 1er– Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources.

Article 2 – Toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel au sens du premier alinéa du présent article est présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties. »

La présomption de salariat posée par la loi implique un contrat de travail, qu’il soit écrit ou non ; la loi reconnaît aussi la pluralité de collaboration. Enfin, la loi a inversé la charge de la preuve : le pigiste n’a plus à prouver le lien de subordination, mais ce sera à l’employeur de prouver l’inexistence de celui-ci.

Un contexte unitaire

La promulgation de la loi dite Cressard le 4 juillet 1974 (votée à l’unanimité par les députés le 27 juin puis par les sénateurs deux jours plus tard) n’est pas le résultat d’une génération spontanée, mais de la conjonction d’un ensemble d’événements politiques et syndicaux symptomatiques d’un climat social et politique, à savoir :

  • 10 janvier 1966 : unité d’action CGT – CFDT sur un programme revendicatif commun (un nouvel accord sera signé le 15 décembre 1970) ;
  • Mai 1967 : création de l’Union nationale des syndicats de journalistes (UNSJ, une structure regroupant les syndicats SNJ, SNJ-CGT, USJF-CFDT et SGJ-FO ; un événement dans le monde syndical puisque la profession est la seule où CGT et FO se parlent et collaborent) ;
  • 1erdécembre 1967 : création de la Fédération française des sociétés de journalistes par Jean Schwoebel et Denis Périer-Daville ; 
  • Mai 1968 : la France en grève ; 
  • 1eraoût 1968 : licenciements de 58 journalistes contestataires de l’ORTF (une première grève en 1966 avait vu le licenciement de 92 journalistes) ;
  • 11 au 24 mai 1969 : grève des journalistes du Figaro, soutenus par l’UNSJ ;
  • 24 novembre 1971 : adoption de la Charte de Munich sur les droits et devoirs des journalistes ;
  • 10 mai 1972 : signature d’un compromis entre la direction et Robert Hersant pour le rachat de Paris-Normandie ;
  • 27 mai 1972 : signature du Programme commun de gouvernement entre le Parti socialiste, le Parti communiste et les Radicaux de gauche ; 
  • Juin 1972 : création d’un syndicat de journalistes à la CGC par Yann Clerc, président du SNJ de 1964 à 1968 et premier président de l’UNSJ ; 
  • Mai 1973 : élections à la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels avec, pour la seule et unique fois, la présentation d’une liste commune des quatre syndicats membres de l’UNSJ à la commission nationale face à la liste du nouveau syndicat CGC ;
  • Mai 1973 : congrès du SNJ marqué par un renversement de tendance à la direction du syndicat et l’élection d’un membre du Parti communiste, Lilian Crouail, à la présidence, succédant à Denis Périer-Daville;
  • 19 Mai 1974 : élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la République (courte victoire de 425 000 voix sur le candidat unique de la gauche, Mitterrand).

Unité contre l’encadrement de l’information

La politique sociale du pouvoir gaulliste a entraîné une modification des stratégies syndicales, marquée notamment par un rapprochement des deux centrales les plus importantes, la CGT et la CFDT ; l’unité d’action est en progression dans les différentes branches d’activité industrielle et cette volonté d’unité se traduira par l’accord au sommet sur un programme revendicatif signé le 10 janvier 1966.

Les syndicats de journalistes baignent dans cette ambiance unitaire qui aboutira à la création de l’Union nationale des syndicats de journalistes (UNSJ) en 1967 ; le contexte est favorable à cette recherche de l’unité dans la profession de journaliste. L’encadrement de l’information à l’ORTF, télévision et radio, est pesant : le sommaire de chaque journal régional est soumis au préfet par le directeur du Bureau régional de l’information (BRI), recruté dans les rangs des militants gaullistes et, au niveau national, les directeurs de l’information sont convoqués chaque matin par le Service de liaison interministériel à l’information (SLII), contrôlé par l’entourage d’Alain Peyrefitte, pour s’entendre dicter le contenu du journal des chaînes de télévision et de radio.

« Le syndicat CGT des journalistes était interdit de fait par le recrutement et par l’organisation de la répression (…) Le seul syndicat toléré, c’était FO issu de la vieille SFIO avec de grandes figures et des gens de la radio, mais qui était un syndicalisme de notables qui s’étaient résignés (…) Est apparu notamment à partir des années 64, avec la télévision régionale, le Syndicat national des journalistes, le SNJ, qui était d’abord le syndicat dominant dans la presse écrite et très peu implanté dans l’audiovisuel (…) Le SNJ est politique parce qu’il y a l’antigaullisme qui anime ces militants (…) On s’inscrit dans le mouvement syndical général, cela contribue au renforcement du syndicalisme chez les journalistes qui est moins isolé. » (Entretien avec Edouard Guibert, réalisé le 2 décembre 1998 par Jean-Jacques Ledos, Jean-Pierre Jezequel et Pierre Régnier, Quaderni, n° 65, 2007, pages 21 à 32)

Compte tenu de la répression et de l’interdiction de fait du SNJ-CGT, les journalistes proches de ses positions adhèrent au SNJ, au nom de l’efficacité contre le pouvoir gaulliste. Contexte général et contextes particuliers vont ainsi favoriser la création de cet organe unitaire que sera l’UNSJ.

Les grèves de 1968 renforceront la volonté unitaire : à l’ORTF le pouvoir gaulliste va frapper durement les journalistes grévistes (217 sur 254). En effet, le 1eraoût, le conseil d’administration, aux ordres, décide de licencier 58 journalistes (36 à ce qu’on appelle encore l’Actualité télévisée et 22 à l’Actualité parlée) et d’en muter 30 autres. Il y aura également 7 mises à la retraite anticipée.

L’UNSJ en ordre de bataille

Les premières concentrations dans la presse régionale vont provoquer à leur tour un choc dans la profession de journaliste, fortement syndicalisée, habituée à la concurrence et à la qualité de l’information ; le Programme commun de gouvernement signé par les partis de gauche affirme son attachement au pluralisme quand la profession ressent comme un grand danger une volonté politique de la droite de susciter les concentrations pour mieux contrôler l’information.

Quand Robert Hersant, collaborateur notoire, prend le contrôle de Paris-Normandieen 1972, l’émotion est grande. En effet, à la Libération, les biens du quotidien Le Journal de Rouen, interdit de publication pour collaboration, sont confiés à la Société normande de presse républicaine, au statut particulier : son conseil d’administration est composé de 36 membres désignés par les organisations de Résistance. Le compromis avec Hersant signé par l’un d’entre eux, Pierre-René Wolf, directeur, est alors ressenti comme une trahison.

L’UNSJ appelle alors à une grève nationale, largement suivie dans tous les journaux du pays.

L’UNSJ est à l’origine de cette réaction et affirme son rôle important dans la défense de la profession, mais aussi et surtout d’une certaine idée de l’information. L’événement n’est pas anodin, car l’un des anciens présidents du SNJ vient de créer un syndicat de journalistes au sein de la centrale des cadres, la CGC.

Le SNJ, qui a élu un président membre du Parti communiste lors de son congrès de 1973 et qui a vu sa tendance progressiste succéder à la tendance plus droitière de Denis Périer-Daville, craint une hémorragie dans ses rangs et une traduction dans les résultats aux élections triennales à la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) en mai 2013. L’UNSJ présente une liste nationale unique et l’emporte avec 77 % des voix, la CGC, elle, recueillant 23 %.

Le résultat de la CGC inquiète néanmoins ; son fondateur, Yann Clerc, journaliste au Figaro, est le vice-président de l’association Agir pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (ADMP) et membre du comité de parrainage de l’hommage à Jeanne d’Arc (il sera conseiller de Le Pen à l’élection présidentielle de 1974).

Un gaulliste social avec la Gauche

C’est dans ce contexte que les syndicats de l’UNSJ, très sensibilisés à la question du développement de la précarité dans la profession, multiplient les actions dans les rédactions pour tenter de la résorber, et qu’un député gaulliste va déposer un projet de loi.

En 2004, à l’occasion d’un colloque organisé à l’Assemblée nationale par le SNJ-CGT pour le 30ème anniversaire de la loi, Jacques Cressard enverra un message expliquant pourquoi il avait déposé son projet : « Mon père était journaliste et, à la Libération, responsable du SNJ pour l’Ouest (…) Quant à moi, j’étais professeur d’histoire. De mon père j’ai appris que la justice sociale était la base de notre vie démocratique et qu’il faut toujours mener son action en accord avec sa doctrine. Souvent, dans les journaux, les éditoriaux étaient plus sociaux que la gestion et donnaient des leçons qu’ils ne s’appliquaient pas à eux-mêmes. J’ai voulu les encourager à agir de l’intérieur de leur entreprise pour être exemplaires. »

Jacques Cressard reçoit le renfort de deux ex-journalistes devenus députés, Georges Fillioud (socialiste) et Jack Ralite (communiste), anciens membres du SNJ-CGT, pour convaincre l’Assemblée nationale de voter à l’unanimité une loi de progrès social, malgré le peu d’enthousiasme d’un gouvernement de droite et particulièrement d’André Rossi, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, porte-parole du gouvernement, chargé de l’information.

Le nouveau président de la République, Giscard d’Estaing, ne juge pas opportun de s’opposer à un projet de loi porté par un gaulliste social et les partis de gauche au risque d’un nouveau conflit avec les journalistes, préférant se consacrer à l’éclatement de l’ORTF en sept sociétés, préparant ainsi la privatisation de l’audiovisuel. La loi du 7 août 1974 consacre l’éclatement de l’ORTF, un mois après la promulgation de la loi Cressard !

Publié dans la revue Chercheurs & Journalistes, mars 2016 (L’unité d’action des journalistes, Regards croisés sur les convergences dans un paysage pluriel), éditée par l’Alliance internationale des journalistes, le Centre de recherche sur l’action politique en Europe (CRAPE), avec le soutien de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme