La Chouette qui hioque

Mois : mai 2020

Michel Piccoli

Des milliers de morts. Emportés par le coronavirus. La période est terrible pour ceux qui s’en vont anonymement, privés du dernier regard de leurs proches ; terrible aussi pour ceux qui vont subir les effets d’une crise sans précédent du monde capitaliste, qui ne connaît qu’un remède, les licenciements, la pauvreté, le chômage, bref les affres monstrueuses d’un monde inégalitaire. Où quelques-uns se vautrent sur des matelas de dollars et d’euros.

Mais, dans cette période terrible, donc, d’autres disparaissent ; ils ne partent pas de façon anonyme, mais presque. Toujours à cause d’une saleté de coronavirus.

Je pense pourtant encore à Michel Piccoli ; cet immense homme de cinéma et de théâtre est décédé à 94 ans, après avoir joué avec les plus grands réalisateurs.

De beaux hommages lui ont été rendus, mais loin de l’hagiographie de circonstance ; tous ont été pudiques à la mesure de son talent.

Un jour, un journaliste avait demandé à Jean-Luc Godard pourquoi il était allé chercher Michel Piccoli en 1963 pour jouer dans Le Mépris ; il répondit simplement et naturellement : « J’ai pris Piccoli, parce que j’avais besoin d’un très, très bon acteur. »

Bertrand Blier, lui, a été subjugué par son jeu d’acteur : « Il avait une diction merveilleuse ; il ne faisait pas l’acteur, il était naturel. »

Jean-Claude Carrière avait connu Michel Piccoli avec Luis Bunuel : « Il avait cette faculté extraordinaire d’entrer dans un personnage ; c’est ce qu’on appelle le déclic. » L’écrivain et scénariste témoigne aussi de sa personnalité : « Au sommet de sa gloire, il y a une quinzaine d’années, je l’ai rencontré dans le métro. Piccoli était dans le métro, tranquille. Tout le monde évidemment le reconnaissait mais pour lui ça ne faisait rien. C’était pas du tout quelqu’un de snob, entiché de lui-même, de prétentieux. Absolument pas. Son rêve était de se faire oublier. »

C’était Michel Piccoli. Qu’on n’oubliera pas.

La vie doit continuer

Notre fabuliste, La Fontaine, avait déjà raison : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Notre coronavirus frappe fort, comme la peste !

Renault et l’industrie de l’habillement ont déjà annoncé la couleur. Sombre, très sombre (beaucoup plus noire que l’Outrenoir de Pierre Soulages !) et les chiffres du chômage ont immédiatement bondi à un niveau inégalé. Laissant entrevoir son lot démesuré de drames humains.

A ce jeu-là, Macron est toujours gagnant.

Certains patrons ont saisi l’occasion de restructurer, comme ils disent dans leur novlangue, pour travestir leur stratégie ; car, dans le même temps, ils licencient et parlent de travailler plus, quand les syndicats parlent, eux, de réduire le temps de travail à 32 heures pour que tout le monde travaille.

Tous les secteurs d’activités vont payer un lourd tribut; aucun ne sera épargné.

La culture, dédaignée par le président de la République, sera durement impactée, elle aussi, avec la suppression de tous les festivals comme celui d’Avignon.

Les annonces du premier ministre, hier, concernant le cinéma et le spectacle vivant sont un leurre, car rien ne s’improvise, tout est le résultat de longues répétitions, de costumes, de décors, de mise en scène, etc. La reprise d’une activité normale n’est pas pour demain ; compagnies et de lieux culturels sont menacés, à court terme.

Le livre aussi souffre, et plus particulièrement son canal de vente : déjà, Actes Sud a décidé de fermer la seule librairie spécialisée dans l’archéologie, l’histoire antique, la linguistique et le patrimoine, Picard & Epona, dans le quartier latin. Gibert Joseph, de son côté, a annoncé la fermeture de trois librairies à Aubergenville, Chalon-sur-Saône et Clermont-Ferrand, dont la trentaine de salariés totalise près de 400 années d’ancienneté cumulées.

Les prétendues annonces fortes du président de la République en faveur de la culture sont déjà fracassées et apparaissent pour ce qu’elles étaient, de la poudre aux yeux.

Comme dans le domaine hospitalier, les salariés sont mobilisés et ne se contentent pas des promesses d’Emmanuel Macron. Dans un communiqué, la fédération CGT du spectacle appelle à l’action :

« Il est absolument nécessaire, pour sortir de cette crise, de penser un plan de relance ambitieux de la Culture. Il passe par une redéfinition des politiques publiques et un vaste plan d’investissement, dans la production et la diffusion, de soutien aux entreprises, fléché vers l’emploi permanent et intermittent, la mise à contribution des GAFA… La diversité des expressions dans le spectacle vivant, le cinéma, l’audiovisuel, l’accueil de tous les publics, le volume d’activité et la qualité de l’emploi sont en danger : la mobilisation continue ! »

L’organisation majoritaire dans le secteur rappelle aussi que « la culture est un investissement dans l’intelligence. Ce n’est pas le moment de l’oublier ! »

Comme un symbole, c’est maintenant que Guy Bedos nous quitte. On ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’il aurait dénoncé avec son humour corrosif.

Malgré cette perte, le spectacle doit continuer ; la vie doit continuer ; l’activité industrielle doit continuer. Et cela dépend de nous. Tous.

Notre combat quotidien

Les motifs d’indignation sont nombreux : Emmanuel Macron rouvre le Puy du Fou de son nouvel ami Philippe de Villiers, mais pas la cour des Papes du Festival d’Avignon, il rouvre les églises mais pas les salles de cinéma, il laisse les grandes surfaces alimentaires ouvertes mais pas les musées, il incite les salariés à rentrer dans les usines mais pas dans les parcs.

Le message envoyé aux ‘’cultureux’’ est clair et sans ambiguïté.

Il prend le temps de téléphoner à Bigard, mais, au cours de la séance d’ouverture du Ségur de la santé, il déconnecte le représentant de la CGT, premier syndicat dans le secteur, pour donner la parole à la CFDT, dont on attend encore qu’elle prenne clairement la défense de l’hôpital public. Et le premier ministre parle de changement de rythme mais, sublime précision, pas nécessairement de changement de cap.

Le message envoyé aux soignants est clair et sans ambiguïté.

La Commission européenne présente aujourd’hui son plan de relance de l’économie ; le couple Macron-Merkel avait pris de l’avance en présentant le sien, immédiatement contesté par ceux qu’on a appelé les ‘’frugaux’’ (Pays-Bas, Suède, Danemark et Autriche). Tempête dans un verre d’eau, car les deux versions sont nettement insuffisantes : 500 milliards d’euros quand le seul plan allemand atteint 1000 milliards et que le total des plans nationaux déjà annoncés se montent à plus de 2000 milliards. La mobilisation européenne est en outre pavée de mauvaises intentions, car Merkel et Macron n’ont pas manqué d’avouer que ces aides devraient s’accompagner de « politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux ». Derrière les mots, c’est un tour de vis austéritaire qui se profile.

Le message envoyé aux salariés et clair et sans ambiguïté.

De tout cela, en entend-on parler dans les médias ?

Je suis perpétuellement interloqué par les choix éditoriaux des ‘’grands médias’’, y compris de service public.

La place laissée à ceux qui ne pensent pas comme Emmanuel Macron est calculée chichement ; le droit d’expression n’est pas contesté, mais il est interdit de médias, comme on disait interdit d’antenne à propos des chansons de Jean Ferrat ou de Boris Vian.

Interdite d’antenne également une initiative inédite d’organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires, Confédération paysanne, UNEF et UNL), d’associations (Greenpeace, Alternatiba, Les Amis de la Terre, ATTAC, Fondation Copernic, Oxfam, Convergence nationale, Actionaid, etc.) présentant une plateforme commune, un ‘’Plan de sortie de crise’’ en 34 mesures immédiates en réponse aux urgences sociales et écologiques. La coalition est originale et importante et, surtout, la quasi totalité des partis de gauche (PS, PCF, EELV, Génération.s, etc.), à l’exception de LFI et NPA, se sont engagés à poursuivre la démarche et à signer une déclaration commune.

L’événement est-il passé inaperçu dans les salles de rédaction ?

Culture, santé, emplois et droits sociaux ? Les grands oubliés des médias ? Certes, non. Les choix éditoriaux ne doivent rien au hasard ou à une quelconque fainéantise intellectuelle, mais à des choix politiques d’encadrement de l’information pour détourner l’attention des citoyens de ce qui se joue à l’Elysée, à Bruxelles, à Berlin et, surtout, à la bourse.

Le jour d’après est un combat, comme le droit à la culture, à la démocratie économique et sociale. Mais le peuple uni a bien fini par prendre la Bastille…

Paul Ricoeur, reviens !

Jean-Marie Bigard est un prétendu humoriste qui a fait de la grossièreté et du sexisme son fonds de commerce ; il a interpellé le président de la République à propos de la fermeture des bistrots : « J’en ai marre de voir des guignols nous diriger. »

L’argument est vraiment digne du personnage franchouillard ; on peut l’ignorer.

Emmanuel Macron, lui, a préféré lui téléphoner, par l’intermédiaire d’un autre ‘’beauf’’, Patrick Sébastien, pour lui donner raison et annoncer un échéancier pour la réouverture des bistrots.

Bigard était transporté de joie et a couvert de louanges l’hôte de l’Elysée. Le buzz était assuré et l’humoriste triste a été invité à commenter cet entretien de la plus haute importance stratégique sur Sud Radio en termes toujours aussi châtiés :

« Je ramène ma gueule, je chie sur le président et le président m’appelle. Certains journalistes me tournent en ridicule depuis plusieurs jours puisque j’ai réussi à parler à Macron au téléphone pour qu’il puisse écouter ma colère qui est aussi celle de millions de personnes. (Suite à mes coups de gueules sur Facebook pendant le confinement). J’aimerais dire à ces journalistes que je suis désolé si eux n’arrivent pas à parler au président. Peut être aussi qu’ils n’ont pas grand-chose d’intéressant à lui dire. J’ai peut être pas la carte de presse, mais moi j’ai encore une paire de couilles. »

Un morceau d’anthologie qui mérite de passer à la postérité.

Emmanuel Macron n’a pas fini de nous étonner. Il est allé consulter le professeur Didier Raoult, par l’intermédiaire de son épouse, Brigitte ; la première dame de France jouant les entremetteuses, rien ne nous sera épargné.

Le président et le médecin ont fait assaut d’amabilité ; le premier qualifiant le second de grand scientifique et le médecin qualifiant le président d’homme intelligent qui comprend tout. Entre grands hommes, on se comprend instantanément.

Au début du mois, Eric Zemmour avait été agressé dans la rue et le président avait décroché son téléphone pour réconforter le trublion de la droite xénophobe, qui s’était empressé d’alerter la torchon de l’extrême droite, Valeurs actuelles.

Encouragé sans doute par cette débauche d’énergie du président, l’agité du bocage, Philippe Le Jolis de Villiers de Saintignon, s’était rappelé au souvenir d’Emmanuel Macron qui lui avait promis la réouverture des parcs d’attraction. Réponse immédiate du président par SMS :

« Décision prise ce matin en conseil de défense : on commence dès aujourd’hui le travail en vue de la réouverture, objectif 2 juin. Mandat est donné au préfet de commencer le travail dès aujourd’hui. »

La réouverture du Puy du Fou, parc révisionniste, confiée au conseil de défense ? Renversant.

Avec Macron, le bonheur c’est simple comme un coup de fil (c’est ce que prétendait déjà une publicité de France Télécom dans les années 1980 ; elles est visiblement toujours d’actualité). Hier, c’était Hanouna qui souhaitait son anniversaire au président et aujourd’hui, c’est le président qui téléphone à Bigard, Zemmour, Philippe de Villiers et se déplace pour voir Raoult ; je trouve que le président de la République cultive beaucoup de relations avec l’extrême droite.

Paul Ricoeur, reviens, ton élève est devenu fou.

Les personnels hospitaliers, les pompiers, les enseignants, les pauvres et les syndicats obtiennent beaucoup moins de réponse à leurs appels que ces figures grotesques.

C’est inquiétant pour le jour d’après et les jours suivants. Très inquiétant.

Patrick Drahi, le grand stratège

Patrick Drahi séduit encore quelques boursicoteurs et quelques journalistes ; on se demande comment et pourquoi. Mais, le cercle des admirateurs s’est restreint. L’homme d’affaires n’impressionne notamment plus les journalistes de L’Express (dont il a fait cadeau à Alain Weill), de Libération (qu’il est faux de dire qu’il l’a sauvé), de ses sites ou de ses chaînes de télévision dédiées au sport, dont un certain nombre d’entre eux vont devoir aller s’inscrire à Pôle Emploi.

Patrick Drahi vient de faire annoncer par visioconférence un « plan de reconquête post-Covid qui aura un impact sur les effectifs » au sein de la filiale NextRadioTV, alors qu’Altice Europe a annoncé un chiffre d’affaires en hausse de 3,6 milliards au cours du premier trimestre et de 3,6 % en France. L’impact sera néanmoins sévère : la moitié des pigistes et des intermittents sacrifiés et, pour les permanents, un appel lancé aux volontaires ; si ces derniers ne sont pas assez nombreux, des licenciements seront envisagés.

Drahi avait l’ambition de constituer un grand groupe de médias pour fournir des contenus à ses abonnés à SFR. Sa stratégie de convergence des contenants et des contenus est un échec. Comme d’autres avant lui, il s’est lourdement trompé.

Sans doute se croyait-il plus intelligent !

Ses bailleurs de fonds lui ont permis de s’endetter à hauteur de 50 milliards d’euros (31,2 pour la seule branche Altice Europe au 31 mars) puis n’ont pas hésité à lui autoriser de nouvelles lignes de crédits pour obtenir les droits de retransmission de quelques compétitions sportives à des prix exorbitants.

Aujourd’hui, ces mêmes bailleurs de fonds demandent des remboursements et les investisseurs des retours sur investissement. Les salariés, eux, paient cash erreurs de stratégie et gouffre financier et les dirigeants s’en vont voir ailleurs, pendant que Drahi reste fermement aux commandes du groupe Altice.

Ses erreurs devraient être sanctionnées ; elles sont saluées par la Bourse où l’action du groupe a bondi de près de 15 % après les annonces du plan de reconquête !

Beauté du monde libéral !

La convergence n’est pourtant pas la seule erreur stratégique de Drahi ; le lancement de cinq chaînes sportives était voué à l’échec. Les chaînes de ‘’niche’’ (comme on parle de magazines de ‘’niche’’) n’ont jamais réussi à s’imposer dans le paysage audiovisuel. Drahi, le suffisant, s’est entêté et les salariés trinquent.

Altice est une suite d’échecs qui ont amené son fondateur à revendre en quelques années ses pylônes, quelques filiales à l’étranger, ses magazines, son quotidien, ses chaînes de télévision sportives ; il a également stoppé les activités d’Altice Studio, sa filiale de cinéma et cherche à vendre Teads, sa filiale de publicité. Au total, il a plus licencié plus de salariés qu’il n’en a embauché.

Le dépeçage en dit long sur les capacités de ceux qui sont présentés comme de grands industriels et de grands stratèges.

Pourtant, pour eux, les lignes de crédit sont sans fin…

L’Etat actionnaire donne l’exemple

La casse sociale est annoncée ; le ministre de l’économie lui-même la confirme : « il y aura des faillites et il y aura des licenciements dans les mois qui viennent. »

Ce n’est pas vraiment le discours attendu d’un ministre de l’économie. N’est-ce pas déjà justifier une crise sociale dont la responsabilité incomberait à un sale virus plutôt qu’à un patronat gavé de dividendes ?

Les aides de l’Etat, sous forme de prêts ou de subventions mettent en jeu des sommes considérables. Mais pendant que le premier ministre prétend qu’il sera intransigeant sur la préservation de l’outil industriel, Bruno Le Maire, lui, répand un discours catastrophiste. La répartition des rôles est assumée.

La crise du système est antérieure à la pandémie ; Il est difficile de cacher que de nombreux plans de licenciements étaient envisagés et plus délicat encore de justifier l’utilisation d’aides publiques pour financer de prétendues restructurations entraînant abandon de sites de production et vague de suppressions d’emplois, pour tailler à nouveau dans le code du travail et faire avaler le slogan « travailler plus pour gagner plus » revenu curieusement à la mode après les exhortations réitérées du MEDEF.

Le mensonge est érigé en système de gouvernement, mais la dissimulation n’est pas la chose la plus aisée. Car qui osera encore croire que le gouvernement n’est pas au courant de la situation catastrophique laissée par Carlos Ghosn et l’absence de réflexion industrielle chez Renault depuis plusieurs années, alors que l’Etat possède 15 % de son capital et a laissé faire ?

Les annonces des dirigeants de Renault à quelques semaines de l’entrée en service du nouveau patron, Luca de Meo, le 1erjuillet, interpellent. Celui-ci a-t-il exigé que le ‘’ménage’’ soit fait avant sa prise de fonction pour ne pas être présenté d’emblée comme un coupeur de têtes ?

Comment le gouvernement peut-il ignorer le plan Hercule d’EDF visant à séparer les activités de production d’électricité conventionnelles et stratégiques, EDF-Bleu, et la production d’énergies renouvelables, la distribution et la commercialisation, EDF-Vert, partiellement privatisé (sur le modèle de ce qui a été réalisé à la SNCF séparant infrastructure, SNCF Réseau, et exploitation, SNCF Mobilités, et dont on a pu mesurer les résultats catastrophiques au niveau industriel et humain).

Le gouvernement peut-il ignorer les cessions envisagées par Engie, quand il détient un quart du capital (23,64 %)

Comment ose-t-il appeler à l’arrêt de la filiale d’Air France, Hop, et s’émouvoir des suppressions d’emplois par milliers (il détient 14,3 % du capital).

Le discours gouvernemental, surveillé de près par le président de la République, doit être entendu comme un signal d’alarme par ceux qui rêvent de jours heureux après la crise terrible que nous venons de traverser.

L’Etat actionnaire donne l’exemple ; les portes sont ouvertes largement et le MEDEF se précipite.

Le monde d’après ressemblera au monde d’avant, mais en pire (avec une explosion de la pauvreté), si les classes laborieuses ne se mobilisent pas avec les héros et ne dénoncent pas l’enfumage d’un gouvernement englué dans une défense farouche des dogmes libéraux, des traités européens, des milieux financiers et du grand patronat.

Le vertige

Le confinement, même allégé, incite à la procrastination ; il manque un soupçon d’énergie pour être débordant de créativité.

Je lis, beaucoup ; j’écris, un peu moins ; je pense, énormément.

Hier, je me suis retourné sur moi-même et en contemplant le paysage que nous offre la société, j’ai été pris de vertige. Je suis déstabilisé et un grand trouble m’a envahi.

Devant mes yeux, des logos incontournables, la banane d’Amazon, l’oiseau de Twitter, la tête de kangourou de Deliveroo, le A stylisé d’Airbnb, ou des icônes, le f de Facebook, le U symbolisé d’Uber, clignotent et captent mon attention.

Ils m’ont donné le vertige parce que ces géants ont réussi à détourner l’invention extraordinaire que fut Internet. Les autres géants que sont Apple et Microsoft, entre autres, avaient créé des outils qui devaient faciliter les échanges et la communication avec de nouvelles générations d’ordinateurs et de logiciels. Bezos, Zuckerberg, Khosrowshahi, Dorsey et Chesky n’ont vu dans ce formidable outil qu’une machine à cash, comme ils disent, et un moyen d’asservissement des clients à leur business. Même l’anglais s’est imposé à nous. Bref, tout a basculé.

Ils sont sans limite à l’exemple de Jeff Bezos qui a commencé à vendre des livres à distance, par Internet ; aujourd’hui, il vend tout et n’importe quoi. Le prix à payer est lourd : il détruit des emplois, des commerces, il se soustrait à l’impôt, etc. Airbnb, lui, a chassé les locataires du centre des villes touristiques en faisant flamber le prix des loyers comme à Paris, Lisbonne, Berlin, Barcelone, etc.

Tous ont une même philosophie qui consiste à dégrader les conditions de travail en revenant à des pratiques moyenâgeuses avec des salariés précaires, des rémunérations à la tâche. Chez ces gens-là, on ne parle ni de sécurité sociale, ni de retraite, ni de vacances, ni de comités d’entreprise et encore moins de syndicats. On travaille et on ferme sa gueule. Si les affaires reculent, comme en ce moment, ils licencient en quelques minutes par Internet. Au diable la solidarité !

Les quelques protections que nous avions réussi à ériger pour nous prémunir des appétits patronaux sont saccagées.

Les grands personnages devant lesquels le monde doit se prosterner, ont réussi à imposer le modèle américain, celui de Trump (même s’ils disent le haïr) supplantant le modèle français pour le plus grand bonheur des patrons français et d’un gouvernement qui a détricoté le code du travail au nom d’une adaptation à la concurrence. Quelle aubaine !

Les banques ont ouvert les robinets pour accorder des crédits à ces prédateurs ; les fonds d’investissement comme BlackRock leur apportent aussi les milliards dont ils ont besoin en achetant des actions dopées aux croyances les plus folles du monde de la finance, alimentant les crises économiques et financières dont les salariés paieront aussi la note.

En me retournant, donc, je me suis aperçu que notre système et notre mode de vie ont été transformés en quelques années seulement : le plus ancien de ces géants, Amazon, a débarqué en France en 2000, Facebook en 2008, Uber en 2011, Airbnb en 2012, Deliveroo en 2015, Uber Eats en 2016. Notre monde a donc changé en une dizaine d’années ; il serait plus juste de dire que notre monde a reculé de deux siècles devant des hommes élevés aux recettes du Far West, renvoyant le bon peuple à la pauvreté. Les nouveaux patrons sont mondialisés et ils ne sont plus milliardaires mais trillionaires (Je dois confesser que je ne connaissais par le mot !).

Il est temps de refuser ce monde-là, égoïste, inégalitaire, rétrograde. Un monde fou. La crise du coronavirus a commencé à dessiller des yeux. N’ayons plus peur du vide et du vertige pour dessiner le monde de demain, sans trillionaires, un monde de partage.

Entre nous, ce qu’on est bien

J’ai longtemps cru que la télévision était un formidable outil d’information, d’éducation et de divertissement. Mais plus le temps passe, plus je revois mon jugement : les étranges lucarnes sont désolantes.

Elles n’informent plus mais sont des agents de propagande ; elles n’éduquent plus mais sont souvent bêtifiantes ; elles ne divertissent plus, mais elles nous transforment en spectateurs amorphes. Je mords le trait ? Sans doute car je trouve parfois des raisons de la regarder avec intérêt. Les moments de vrai télévision sont néanmoins de plus en plus rares. Confinés sur Arte ou tard dans la nuit.

Les journalistes et les animateurs passent d’une chaîne à l’autre, du public au privé et vice-versa ; les programmes se copient et, plus fort encore, on s’invite et on rit ensemble, sans se soucier outre mesure du téléspectateur.

Roselyne Bachelot, l’ancienne ministre (pendant près de 7 ans, de 2002 à 2004 et de 2007 à 2012), est le type même de la politicienne bien recasée et devenue une animatrice vagabonde, digne de la nouvelle télévision : un jour sur D8, puis iTélé, puis Europe 1, puis RTL, puis RMC, puis France 2, puis LCI (le lecteur excusera les répétitions). Le statut d’ancienne ministre et de responsable de l’UMP ouvre beaucoup de portes.

Ces voyages incessants lui ont valu d’être une invitée permanente, pendant plus de deux mois, de l’émission C à vous, présenté par Anne-Elisabeth Lemoine sur France 5, service public. On se demande bien pourquoi.

Les deux femmes ont fait montre d’une réelle complicité au point d’échanger des courriels charmants :

« Anne-Elisa LEMOINE Merci à vous chère @R_Bachelot de nous avoir si bien accompagnés depuis début mars. Vos commentaires sont toujours passionnants. Et votre sourire est une joie. À très vite.

Roselyne Bachelot Traverser ce confinement avec vous Anne-Elisabeth était ouvrir une fenêtre sur un monde oxygéné par la bienveillance, la compétence et quelques fous rires. Je n’oublierai pas la dernière injonction de vendredi soir ! »

Ces deux chères amies font preuve d’une connivence qui dépasse les studios de télévision. Anne-Elisabeth Lemoine est la fille de l’ancienne maire (Divers droite puis UMP) de Champagne-sur-Oise et inspectrice du Trésor ; on ne s’attendait donc pas à l’entendre dénoncer la loi Bachelot de 2009 dite HPTS (pour Hôpital, patients, santé et territoires) qui a participé à la casse du service public de santé et imposé la tarification à l’acte ; on n’espérait pas un mot pour dénoncer le manque de transparence des activités de l’ex-ministre avec les laboratoires pharmaceutiques et des choix de certains experts pour siéger dans le Groupe d’expertise et d’information sur la grippe (GEIG) chargé de conseiller le gouvernement durant l’épidémie de grippe causée par le virus H1N1.

Entre amies aussi chères, on se congratule, on papote, on rit de bons mots, on se moque de ceux qui dénoncent la situation, bref on cultive l’entre soi et on se fout du téléspectateur. On révèle sa vraie nature en prenant à témoin ceux qui peuvent encore regarder ce genre d’émission. Désolant.

Ces drôles de dames n’aspirent qu’à une chose : que la télévision libérale de la startup nation continue, continue encore longtemps, pour rire sans gêne de tout et de rien. Surtout de rien. On est entre copines et on est bien.

On se croirait à la cour du roi Pétaud avec une direction de France Télévisions qui laisse faire les bouffons, mais fouette et malmène ceux qui osent réclamer simplement de faire de la vraie télévision.

A consternation générale, mobilisation générale

Les personnels hospitaliers sont consternés après les différentes déclarations d’Emmanuel Macron, Edouard Philippe ou Nicolas Véran. Association des médecins urgentistes de France (AMUF), Collectifs inter-hôpitaux (CIH), Inter-urgences et CGT ne veulent plus se contenter de paroles, de primes, de médailles, de défilé du 14 juillet et autres gadgets. Tous veulent négocier sur les fondements mêmes de l’hôpital public et de leurs métiers.

Ils envisagent une journée de mobilisation pour l’hôpital public mi-juin.

Le mouvement pour le jour d’après n’attend pas. D’autres secteurs sont en ébullition. La consternation gagne tous les secteurs d’activité.

Le site Le Café pédagogique a publié une tribune, signée par 15 hauts fonctionnaires du ministère de l’éducation nationale, qui témoigne de l’état d’esprit des personnels éducatifs.

« Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous taire », clament ces fonctionnaires de la rue de Grenelle qui se présentent ainsi :

« Nous, enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs du premier et second degrés, inspecteurs généraux, directeurs académiques, cadres de l’administration centrale, sommes des témoins privilégiées et informés de la situation actuelle de l’école. Animer des équipes pédagogiques, diriger les services départementaux de l’Éducation nationale, piloter une circonscription, former des enseignants, enseigner les disciplines au programme, réfléchir à comment faire en sorte d’assurer au mieux la réussite de tous les élèves : tel est, depuis tant de temps pour les uns, moins longtemps pour d’autres, notre métier. Nous ne nous sentons pas partisans, et avons toujours été du côté des réformes quand celles-ci allaient dans le sens de l’amélioration des apprentissages et de l’épanouissement des élèves. L’esprit de chapelle nous est étranger et l’idée d’appartenir à un quelconque parti ou organisation qui nous aurait obligés à nous taire en cas de désaccord ne nous a jamais effleuré. Du reste, certains d’entre nous sont de « droite » et d’autres « de gauche » mais notre loyauté aux valeurs de l’École n’est d’aucun bord, elle est quotidienne. Et nous nous efforçons, au jour le jour, de la défendre et de la faire vivre de notre mieux. »

Ils dénoncent les mensonges du ministre et de son cabinet, un double discours permanent, une mise au pas de ceux qui ne seraient pas dans la ligne libérale (et pas conséquent la liberté pédagogique des enseignants) et ce qu’ils appellent le scientisme aveugle qui règne au sein d’un prétendu Conseil Scientifique de l’Education nationale.

Ils détaillent le projet réactionnaire de Jean-Michel Blanquer, dont les mesures ne visent qu’à accroître les inégalités sociales devant l’école. De l’objectif de privatisation des maternelles jusqu’à la réforme du bac, en passant par les contrôles, des réformes des filières, y compris professionnelles, et l’éducation à la citoyenneté.

La coupe est pleine et ces hauts fonctionnaires dressent un bilan de ce que les enseignants, à tous les niveaux, ne veulent plus cautionner.

« Nous, cadres de l’Éducation nationale, confondus par la situation faite à l’École de la République, ne pouvons nous résoudre à cet état de fait et prenons la responsabilité d’écrire ici pour, qu’au moins, nous puissions nous regarder en face et nous dire que nous avons prévenu du tournant qu’avait pris l’École. Car au-delà de telle ou telle mesure, c’est bien la philosophie d’ensemble qui vient heurter nos valeurs. La culture ministérielle actuelle est éloignée, de fait, de la culture professionnelle enseignante et de terrain. Le ministre entend aujourd’hui piloter de façon autoritaire des réformes sans construire l’adhésion des enseignants et sans prendre en compte l’expertise des personnels d’encadrement. Symptomatiquement, la loi « pour l’école de la confiance » couvre de facto une politique de la défiance inédite à l’égard du pédagogique. Le plus grave est là. Nous observons, consternés, un système éducatif détourné de ses fondements républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire. Le terrifiant verrouillage en cours du débat démocratique sur les enjeux et les finalités d’une École pour tous ne se fera pas avec notre contribution car nous ne voulons pas, nous, enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs du premier et second degrés, inspecteurs généraux, directeurs académiques, cadres de l’administration centrale, trahir l’École de la République et ses idéaux. »

La tribune ne doit pas rester confinée dans le milieu enseignant ; elle concerne tous les citoyens. La crise du coronavirus a le mérite de lancer des débats dans tous les secteurs pour dessiner les grandes lignes d’un monde nouveau, le fameux jour d’après. Dont l’éducation nationale est le pivot.

J’parle pas aux cons !

Michel Audiard, la gouaille parisienne à l’état brut, avait du talent ; ses dialogues sont restés dans l’histoire populaire. Il aurait eu 100 ans le 15 mai et c’est l’occasion pour un certain nombre de publications de lui rendre hommage et de lui consacrer quelques reportages. Bienvenus en période de confinement. Un petit sourire ne fait pas de mal.

Michel Audiard, donc, à mis dans la bouche de Lino Ventura dans le film-culte Les Tontons flingueurs, « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »

Michel Audiard avait bigrement raison : l’un de ceux dont il dénonce l’audace vient de se signaler en osant apporter une réponse à Vincent Lindon.

Je tairai le nom de celui qui s’est livré à l’exercice ; il se reconnaîtra et cela m’évite de lui donner une audience qu’il ne mérite pas.

Nous sommes, à l’heure où j’écris ces lignes, 5 266 232 à avoir vu et écouté Vincent Lindon. Et ces cinq millions ont applaudi au beau texte de l’acteur, à lui trouver de grandes qualités d’écriture, une profondeur dans la réflexion et de l’audace dans les propositions. Et ce contributeur obscur du site participatif des Echos, baptisé Le Cercle, a trouvé d’emblée le texte pauvre. Libre à lui de ne pas aimer les textes littéraires et de préférer, en tant que délégué général de la Fédération des investisseurs individuels et des Clubs d’investissement (F2IC), les bilans financiers des entreprises du CAC 40, truffés du jargon incompréhensible des économistes et autres boursicoteurs.

Mais l’homme qui n’aime pas la littérature et préfère les discours d’Emmanuel Macron, mord le trait en devenant injurieux. Il a vu de la malhonnêteté et de la mauvaise foi dans les propos de Vincent Lindon. Et, cerise sur le gâteau, il prend la défense de Patrick Balkany et de son « admirable épouse » (sic), condamnés contre l’avis du « bon peuple de Levallois ».

Enfin, le détracteur aborde la réforme des retraites avec beaucoup d’aplomb ; il ose écrire : « Sans les BlackRock, sur lesquels ils crachent avec tant de jouissance, les ‘’GJ’’ peuvent dire adieu à leurs retraites et accessoirement à leurs services publics. »

Assurément ce Monsieur, qui n’a ni le talent de Vincent Lindon, ni celui de Michel Audiard, ne brandira pas le programme du Conseil national de la Résistance, Les Jours heureux, pour résoudre les questions posées au jour d’après. Peu importe d’ailleurs, on ne comptait pas sur lui.

Mais, peut-être n’aurais-je pas dû m’adresser à cet obscur contributeur des Echos, car comme l’avait faire dire aussi Michel Audiard à l’un de ses acteurs : « J’parle pas aux cons, ça les instruit ! »

Retour à Vincent Lindon

La colère gronde dans les banlieues ; c’est là que ceux qui n’ont rien ont le plus souffert du confinement. Exiguïté des appartements, salaires amputés pour cause de chômage partiel ou absents faute de papiers, familles confinées et réunies et autant de bouches supplémentaires à nourrir faute de cantine, prix des produits de première nécessité qui s’envolent, enseignement à distance illusoire faute d’équipement et de place, les difficultés du quotidien ont accru les motifs de ressentiment ; ceux-ci s’accumulent. Les banlieues (et pas qu’elles) sont au bord de la rupture.

Les mesures contradictoires annoncées par le président de la République et les membres du gouvernement ont accru la défiance de ceux qui ne s’interrogent pas pour savoir s’il faut plus ou moins d’Etat-providence. Ils ne croient plus à l’Etat-Père Noël fustigé par Les Echos.

Tous les ingrédients d’une explosion sociale sont réunis et tout nous renvoie aux mots si justes de Vincent Lindon.

Le Monde, daté du 13 mai, publie un reportage dans la ville de Stains qui témoigne de ce que vivent les oubliés de la République. Le maire rapporte en effet :

« Une mère de famille, en recevant un panier, m’a dit qu’elle faisait goûter ses enfants le plus tard possible dans la journée, pour pouvoir sauter le repas du soir. »

Imagine-t-on la honte de cette mère de famille ? Imagine-t-on la honte de ces enfants au ventre vide ?

Comment est-il encore possible que des gens puissent avoir faim dans la sixième puissance économique du monde, en 2020 ?

Comment ce pays si riche…

On revient à Vincent Lindon.

La culture ? Quelle culture ?

La culture est bien vivante. Malgré le coronavirus. Malgré la politique de restriction budgétaire d’Emmanuel Macron. Un budget à la hauteur des attentes et la culture serait belle !

Les artistes profitent du confinement pour réfléchir et donner à réfléchir. Adam Price, le réalisateur danois de la très intelligente série Borgen, est l’invité de la semaine de Télérama : il vient de réaliser une série fantastique pour Netflix, Ragnarök ; l’occasion était trop belle de l’interroger sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la plateforme américaine et sur la liberté créative qu’elle laisse aux auteurs.

Adam Price a eu l’honnêteté de répondre : « Oui, même si cela demande une grande intégrité (…) Bien sûr, Netflix m’a demandé d’élargir ma vision ici ou là, d’être explicite quand j’aurais préféré sous-entendre les choses plus subtilement (…) Il faut savoir dire non pour que sa série ne soit pas dénaturée. »

Adam Price n’est pas dupe, son statut d’auteur à succès l’a aidé face au bailleur de fonds : « J’ai de l’expérience et un CV suffisamment solide pour pouvoir tenir bon face aux diffuseurs. Mais j’ignore si, avec une telle proposition à mes débuts, j’aurais réussi à garder mon intégrité. »

D’éminents réalisateurs comme Martin Scorsese ont eux aussi trouvé refuge chez Netflix, quand l’usine à rêves de Hollywood est devenue ce que Les Cahiers du Cinéma ont appelé « l’usine à fantasy », donnant la priorité aux blockbusters ou superproductions dégageant de gros profits, plutôt qu’au cinéma d’auteur.

Ces exemples suffiront-ils à clore le débat sur Netflix et à lui décerner un brevet de mécène du cinéma ? Assurément pas, car la plateforme détourne des salles et investit dans les projets de réalisateurs confirmés, pas dans la recherche de nouveaux talents. Mais, Price et Scorsese permettent d’alimenter le débat.

Autre preuve de la culture donnant à réfléchir, la diffusion de l’opéra de Verdi, La Traviata, hier soir sur France 5. L’œuvre de Verdi m’a permis de découvrir la soprano Pretty Yende dans le rôle de Violetta.

Son talent est incommensurable ; elle est sans doute la toute première soprano de sa génération. Non seulement sa voix est merveilleuse, mais elle est une comédienne étonnante, qui donne vie à son personnage en l’habitant intensément.

Spectacle merveilleux, envoutant, cette Traviata aurait mérité un horaire de diffusion moins tardif et un public plus nombreux encore. Car l’opéra n’est pas (et ne doit pas être) réservé aux bourgeois qui fréquentent l’Opéra de Paris. Il n’y a pas une culture pour les riches et une sous-culture pour le peuple.

Pretty Yende est née en 1985 dans un township d’une petite ville industrielle d’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. Elle a découvert la musique et l’art lyrique par hasard et sans doute grâce, aussi, à Nelson Mandela qui a réussi à briser les chaînes de la population noire en 1991.

En France, combien de Pretty Yende ne découvriront jamais la musique, les arts et la culture tout simplement parce qu’ils ou elles habitent dans des quartiers dits sensibles ou à problème, alors qu’il y a dans toute cette jeunesse des trésors à découvrir. Les problèmes, ce ne sont pas ces jeunes qui vivent dans des clapiers, mais la société libérale qui protège les riches et leurs privilèges. Et a colonisé la culture.

Alors, si nous luttions pour une autre société où toutes les Pretty Yende potentielles pourraient enfin exprimer leur talent. Enfin. Et s’émanciper.

Macron, la culture oubliée

Le monde de la culture avait été le grand oublié des annonces d’aide et de soutien d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Il a eu droit à une session de rattrapage le 6 mai par visioconférence à laquelle il avait convié Catherine Ringer, chanteuse, Eric Tolédano et Olivier Nakache, réalisateurs, Sébastien Daucé, chef d’orchestre, Mathilde Monnier, chorégraphe, Stanislas Nordey, metteur en scène, Aurélien Bellanger, écrivain, Sandrine Kiberlain, comédienne, Abd al Malik, rappeur et metteur en scène, Sabine Devieilhe, soprano, Norah Krief, comédienne de thèâtre, Laurent Grasso, vidéaste et Camille Decourtye artiste chorégraphe circassienne.

Fabienne Pascaud, directrice de Télérama, n’a pas été convaincue et elle dénonce « un numéro d’acteur surjouant l’empathie et teinté de condescendance ».

Elle a été également choquée par la mise en scène :

« En bras de chemise, copain et inspiré, Emmanuel Macron les livra après une visioconférence sympa avec les ministres de la Culture, du Travail, de l’Économie et treize artistes bizarrement sélectionnés dans tous les secteurs : pas les plus jeunes ni les plus menacés. Le président aurait-il pareille tenue – bras levés, yeux extatiques de mauvais acteur – face aux patrons du CAC 40 ? Il fallait se mettre au niveau des saltimbanques – comme François Hollande recommandait à sa ministre de les flatter… »

Le numéro (manqué) d’Emmanuel Macron a laissé Fabienne Pascaud dubitative :

« Quelles vraies échéances ? Quelles perspectives ? Quel désir d’art et de culture, enfin ? Et quelle stratégie nationale pour l’accomplir ? Après leur avoir proposé de s’investir dans l’éducation nationale, le président a juste exhorté les artistes à « se réinventer ». Comme s’ils ne le faisaient pas depuis la nuit des temps. »

Emmanuel Macron condescendant ? C’est sa véritable nature. Alors quand il feint de jouer l’empathie, cela sonne faux.

Sur le fond, le président de la République n’aime pas la culture et ce ne sont pas ses apparitions dans les salles de théâtre qui peuvent donner le change.

Le monde de la culture a plus à gagner à se rapprocher du monde tout court, celui du travail et de ceux qui n’ont rien, comme l’a fait Vincent Lindon.

9 mai

Comment ce pays si riche…

Vincent Lindon, le merveilleux acteur de Welcome (Philippe Lioret et son maître nageur qui vient en aide à un migrant), de La loi du marché (Stéphane Brizé et son travailleur précaire) ou encore d’En guerre (Stéphane Brizé, encore, et son syndicaliste qui se sacrifie pour dénoncer les inégalités) est un citoyen sensible à l’état du monde. Il n’a pas attendu la crise provoquée par le coronavirus pour s’émouvoir de l’état de la France.

Le saltimbanque est engagé de longue date ; il a apporté sa générosité à l’association ‘’Un rien c’est tout’’. Il n’a jamais manqué une occasion pour dénoncer l’abandon de notre système de santé et des services publics comme l’éducation nationale, les privatisations, la pauvreté. De l’éditorial en contrepoint publié en décembre dernier par Les Echos (le journal patronal invite des personnalités une fois par an à remplacer sa rédaction), j’avais retenu qu’il était révolté et je me souviens d’une phrase en particulier : « Comment nos décideurs peuvent-ils dormir la nuit ? » Bernard Arnault avait dû en faire des cauchemars !

Vincent Lindon est encore là où on l’attendait : une vidéo d’une vingtaine de minutes mise en ligne par Médiapart puis sur Youtube condense toutes les colères du saltimbanque qui rêve comme beaucoup d’autres citoyens d’un monde meilleur.

Il faut mesurer tout le chemin parcouru par un homme né dans une famille aisée, qui a connu le succès (mérité) au cinéma, qui a été proche de François Bayrou ou de François Hollande, qui avait mis beaucoup d’espoir dans la jeunesse d’Emmanuel Macron. Et voilà Vincent Lindon, aujourd’hui, témoignant de la révolte qui gronde dans le pays. Il le fait admirablement dans un texte qui restera. Un cri de colère, mais argumenté, documenté, profond et écrit avec les mots justes. Il a réussi à exprimer ce que beaucoup de Français ressentent aujourd’hui devant le spectacle désolant d’un président et d’un gouvernement dépassés parce qu’aveuglés par leur idéologie néolibérale ; il a mis des mots sur leurs mensonges, leurs erreurs et leur brutalité.

Le beau texte de Vincent Lindon a, à l’heure où j’écris ces lignes, été écouté et vu par plus de 3 millions de personnes en moins de 48 heures. Les commentaires sont élogieux. Le saltimbanque humaniste n’a pas seulement dénoncé, il fait des propositions en trois points. Il redonne confiance en l’action collective ; il fait plus que tous les partis se prétendant d’opposition et tergiversent pour savoir qui sera leur candidat en 2022, à coups d’ego démesurés plutôt que de définir une politique qui rompe vraiment avec un monde trop cruel.

Il faut écouter Vincent Lindon, qui doit être étonné lui-même de la résonnance de son texte. Mais il doit être remercié car il y a urgence.

De l’autre côté, les libéraux ne lâchent rien. Le gouvernement ne lâche rien ; le président ne lâche rien et tente de surnager. Il a encore des supporteurs pour tenter de l’aider. Le jour de la mise en ligne du texte de Vincent Lindon, David Barroux dans son éditorial des Echos dénonçait « L’Etat Père-Noël » et il osait écrire : « Pour sauver l’industrie culturelle, l’Etat vole au secours des intermittents du spectacle. Ce coûteux geste peut se comprendre mais il ne faudrait pas entretenir le mythe d’un Etat pouvant sauver tout le monde. »

Le monde d’Emmanuel Macron, c’est toujours plus de pauvres ; celui de Vincent Lindon, c’est celui de moins d’inégalités et plus de partage, avec une contribution ‘’Jean Valjean’’, autrement dit un impôt sur la fortune.

Un beau programme pour un combat de tous contre quelques nantis.

Vincent Lindon est ce qu’on appelle une ‘’belle personne’’.

Bruno Le Maire, hélas !

La collection Tracts de crise de Gallimard a publié à ce jour une soixantaine de textes d’écrivains ; certains ont fait preuve de beaucoup d’originalité, d’autres ont plutôt porté témoignage sur la crise du coronavirus.

Mais quelle surprise de découvrir, hier, un Tract de crise signé du ministre de l’économie, Bruno Le Maire. Sa lecture est affligeante et assurément son contenu ne mérite pas de figurer dans la collection.

Le ministre de l’économie tente d’y justifier sa politique ; il s’agit d’un tract de propagande dont on peut s’éviter la lecture tant il est banal et mièvre.

L’homme s’était déjà distingué en proposant à la primaire de la droite pour l’élection présidentielle un pavé de 1000 pages, dont, je suppose, personne ne l’a lu en entier.

Le candidat à l’Elysée avait programmé le réduction du nombre de parlementaires, le non cumul des mandats et la privatisation de Pôle emploi. Mais, surtout, il voulait supprimer l’impôt sur la fortune, baisser la fiscalité des revenus du capital et, grâce à ces deux mesures, donner un « coup de boost formidable au financement de l’innovation dans notre pays ».

Le ministre, aujourd’hui, se refuse à nationaliser Air France et Renault, par exemple, et reste très laxiste quand les banques refusent des prêts garantis aux petites

! entreprises. S’il parle de relancer notre propre modèle économique, c’est pour préciser aussitôt qu’il ressemblera étrangement au précédent : « Notre économie doit redémarrer (…) sans quoi la France perdra en quelques mois le fruit de trois ans de transformation de notre modèle économique qui a été voulue par le président de la République, mise en œuvre par le premier ministre et le gouvernement et qui donnait des résultats. »

Bruno Le Maire, droit dans ses bottes, comme Emmanuel Macron, comme Edouard Philippe,…

Fallait-il lui offrir cette tribune dans les Tracts de crise ?

Bruno Le Maire, hélas !

L’appel à Jeff Bezos

Jeff Bezos (Amazon), Sundar Pichai (Google), Tim Cook (Apple), Mark Zuckerberg (Facebook), Brad Smith (Microsoft), Jack Dorsey (Twitter), tous milliardaires, ont-ils une âme ? Les patrons des plus grandes fortunes boursières ont-ils encore un soupçon d’humanité niché dans un coin de leur cerveau en forme de compte en banque ?

On se gardera d’apporter une réponse péremptoire pour tous ; en revanche, Jeff Bezos vient de répondre pour lui même. Il vient d’annoncer qu’il va faire construire une horloge énorme de 60 mètres de hauteur, destinée à fonctionner pendant 10 000 ans et installée dans une montagne du Texas.

Le coût de l’opération est estimé à 42 millions de dollars, soit 38 millions d’euros !

Jeff Bezos est mégalomaniaque et provocateur comme beaucoup de ceux qui ont amassé des fortunes gigantesques en quelques années, mais, dans le contexte de pandémie, son annonce est simplement stupéfiante.

Jeff Bezos s’est signalé par un mépris sans borne pour les salariés de ses entrepôts en imposant des conditions de travail inhumaines, sans protection pour lutter contre le coronavirus : 42 millions de dollars, c’est un caprice pour le patron d’Amazon, mais cela représente combien de masques ?

Et il y a des personnalités éminentes, membres d’une Commission internationale sur l’information et la démocratie pour lancer un appel à Jeff Bezos et aux autres patrons milliardaires des technologies numériques « qui ont acquis pouvoir et fortune dans l’espace digital pour qu’ils s’engagent à un changement systémique en faveur de la fiabilité de l’information et de la responsabilité des plates-formes sur la base de principes démocratiques ».

Jeff Bezos leur a répondu par avance. Vaut-elle aussi pour les autres ?

L’appel de la fameuse commission, publié par Le Monde daté des 3 et 4 mai, ose affirmer : « Vous avez su mettre en place des mesures inédites afin de lutter contre les rumeurs ou la désinformation sur le coronavirus, quelquefois à rebours de vos doctrines établies. Nous saluons vos efforts. Néanmoins, un changement d’échelle est clairement nécessaire. »

Les efforts de Bezos ? De qui se moque-t-on ?

Les autres ‘’dirigeants des plates-formes et des réseaux sociaux’’ sont-ils vraiment plus vertueux au point de faire oublier les provocations de Bezos ? Leurs prétendues ‘’mesures inédites’’ ne concernent que le coronavirus, pas le système !

Il est triste de lire les signatures d’Emily Bell, directrice du Tow center de l’université Columbia, de Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de France, de Can Dundar, opposant à Erdogan en exil en Allemagne, ou de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, au bas de l’adresse aux milliardaires du numérique.

La Journée mondiale de la liberté de la presse vaut mieux qu’un appel dérisoire et malvenu. Même si la multiplication des Journées mondiales finit par brouiller tous les messages.

Exhorter les milliardaires et faire appel à leur humanité pour lutter contre la désinformation, c’est oublier que la liberté de l’information est un combat quotidien (et pas celui d’une journée) et que les pans de liberté arrachés aux milliardaires furent toujours le fruit de luttes âpres, parfois mortelles, menées par des citoyens démocrates et progressistes avec leurs syndicats et les partis politiques de gauche.

En outre, la liberté d’information est indissociable des autres libertés, donc de la démocratie par le peuple pour le peuple. Ce que les milliardaires interpellés combattent chaque jour dans leurs groupes. Sans état d’âme.

Les dividendes de la solidarité

Le 1er mai 2020 a un goût particulier sans ses traditionnelles manifestations festives, qui célèbraient, hier, les luttes pour la journée de travail de 8 heures et, aujourd’hui, la réduction du temps de travail, la retraite à 60 ans, la revalorisation des salaires, la défense des services publics, etc.

Goût particulier avec un président de la République qui, après avoir réduit les droits des salariés en s’en prenant au code du travail, tenté d’affaiblir les syndicats, prétend avoir une pensée pour les organisations syndicales et pour les travailleuses et les travailleurs. Quel culot !

Je croyais rêver en entendant celui qui a, à plusieurs reprises, exprimé son mépris pour ceux qui n’ont rien, vanter les mérites de l’esprit de solidarité entre les travailleurs. Grâce à qui la Nation tient, a-t-il ajouté. Pareil hommage était inattendu de sa part ; les sondages calamiteux n’y sont sans doute pas étrangers.

Les travailleurs aujourd’hui au chômage, total ou partiel, et les autres ne se sont pas laissés tromper par un discours une fois encore emprunt de démagogie et suintant le mensonge.

Les salariés en ce début du ‘’joli mois de mai’’ attendent des actes et non des déclarations. Ils ne se laisseront plus berner par les promesses. Car le monde dans lequel on vit a été sculpté au fil des années par Emmanuel Macron et ses prédécesseurs. Et il est de plus en plus cruel et inégalitaire.

Tiens, un exemple.

Le groupe pharmaceutique Sanofi va distribuer au début de la semaine 3,95 milliards de dividendes, malgré les appels du gouvernement de s’abstenir cette année. La somme est vertigineuse et provoque un profond malaise : c’est un fabricant de médicaments qui va enrichir encore plus ses seuls actionnaires quand l’hôpital manque de tout. Pis, Sanofi se glorifie de verser un dividende de 3,95 euros sur les bénéfices 2019 en augmentation pour la 26e année consécutive.

Sur le dos de qui s’enrichit l’industrie du médicament ?

Sanofi a une réputation sulfureuse ; ses 100 000 salariés dans le monde connaissent sa politique sociale forte de multiples plans de licenciements, dont un est encore en cours dans le secteur de la recherche et développement. Les malades à qui on a prescrit la Dépakine conservent un souvenir douloureux du laboratoire, eux aussi.

L’histoire se répète trop souvent ; les fonds publics font la courte échelle aux intérêts particuliers. Sanofi avait été créé, en effet, par le groupe public Elf Aquitaine en 1973, avant de s’émanciper et de se livrer aux capitaux privés. Ses deux principaux actionnaires aujourd’hui sont L’Oréal (de la famille Bettencourt) avec 9,43 % du capital, et le fameux fonds américain BlackRock (5,9 %). Ces deux groupes toucheront ainsi plus de 450 millions d’euros de dividendes pour le premier et près de 300 millions pour le second.

Les sommes donnent le vertige et, surtout, provoquent un profond malaise : en 2017, Sanofi a reçu 561 millions d’euros de remboursement de la Sécurité sociale.

La colère des caissières des grandes surfaces qui espéraient toucher une prime de 1000 euros et devront se contenter de miettes, des salariés de La Halle qui vont devoir aller pointer à Pôle emploi, des soignants, des éboueurs, des enseignants et de l’ensemble de ceux qui triment comme les livreurs de Deliveroo pour gagner un salaire de misère, devra s’exprimer fort pour que les prochains 1er mai soient joyeux pour tous et non pour les seuls voyous de la finance comme Sanofi.

Au nom de la solidarité dont il a parlé ce matin, pourquoi Emmanuel Macron n’a-t-il pas réquisitionné les dividendes versés par Sanofi ? L’hommage aux travailleurs aurait eu du sens.