La bataille idéologique a atteint une nouvelle dimension en France (et en Europe), notamment avec le ralliement de la social-démocratie aux dogmes libéraux.

Le quinquennat de François Hollande s’est particulièrement illustré par sa politique antisociale avec l’adoption de la loi Macron puis de la loi dite loi travail, la loi dite de sécurisation de l’emploi, avec le report de l’âge légal de la retraite, la criminalisation de l’action syndicale et l’abandon de l’amnistie des syndicalistes, l’austérité et le chômage pour les salariés et les cadeaux aux patrons (pacte de responsabilité, CICE, Crédit impôt recherche).

Les reniements de Hollande ont dopé les appétits du MEDEF et alimenté un désespoir grandissant du monde du travail, permettant ainsi à l’extrême-droite (FN) et à la droite extrême (Fillon) de prospérer en se lançant dans une course effrénée vers toujours plus de casse sociale.

Est-ce à dire que l’idéologie néo-libérale qui tend à gouverner le monde entier a triomphé définitivement et que toute perspective de progrès social est désormais impossible ? Devons-nous nous habituer à la désillusion permanente ? Certes non, mais les organisations syndicales, pour ce qui les concerne et dans leurs prérogatives, doivent prendre toute la mesure de l’intensité de la bataille idéologique pour trouver dans l’action les moyens d’inverser le rapport de force.

Dans le contexte de la France de 2017, les journalistes, citoyens parmi les citoyens et professionnels de l’information, ont une responsabilité majeure, celle d’informer complètement leurs semblables du contenu de la bataille idéologique et de la réalité des méfaits du libéralisme, bref, non seulement de ne pas abandonner leur rôle social mais au contraire de l’imposer, malgré les difficultés liées à l’autoritarisme des directions de rédaction inféodées aux quelques milliardaires qui ont fait main basse sur les grands médias pour, à la fois, mieux contrôler l’information et en faire un produit d’appel pour d’autres activités génératrices de profits.

Il ne s’agit pas pour les journalistes d’adopter une posture politique partisane (laquelle ?), mais de s’engager dans une lutte au quotidien pour une information complète, dégagée de toute entrave des communicants et des publicitaires, mais également de tous les lobbies, donc désintéressée, recoupée, contradictoire, polémique quand c’est nécessaire. Le journaliste doit pouvoir travailler en conscience et pour le seul public. La posture exige donc une grande rigueur morale, nécessite aussi un engagement, des compétences et le respect de règles professionnelles non-écrites, permettant à la profession de retrouver toute son autorité et sa crédibilité.

Aujourd’hui, comme le notait déjà Bourdieu en 1999 la domination prend des formes tout à fait nouvelles : « Nombre de travaux historiques ont montré le rôle qu’ont joué les think tanks dans la production et l’imposition de l’idéologie néo-libérale qui gouverne aujourd’hui le monde. » On pense aujourd’hui au rôle de l’Institut Montaigne, à Terra Nova, mais aussi, hélas, à la Cour des comptes et aux multiples fondations abondamment alimentées par les caisses patronales, les milieux libéraux ou même la social-démocratie, etc., qui produisent des études en grand nombre et en inondent les rédactions. On ne peut pas taire le rôle des grands moyens d’information qui ne semblent connaître que les économistes libéraux, pour qui micros et caméras sont à disposition à chaque instant (François Lenglet, Agnès Verdier-Molinié, Dominique Seux, Michel Godet, etc.), et les prétendus éditorialistes qui sont grassement payés pour intervenir sur tous les médias (Christophe Barbier, Laurent Joffrin, Yves Thréard, etc.) en vantant les mérites du libéralisme et en caricaturant, voire en insultant, ses opposants et notamment la CGT.

Dans les médias dominants, il n’y a plus de place pour le moindre souffle critique, pour la moindre information différente et au moindre intervenant rebelle comme les « économistes atterrés », par exemple ; place, aujourd’hui, à la pensée unique, à l’émotion qui ne permet plus de raisonner, aux faits divers (sans en traiter les aspects sociétaux) pour attiser les peurs, et aux « people » pour faire rêver.

Les médias dominants, comme les think tanks ont produit ce que Bourdieu appelle une « doxa paradoxale » : « conservatrice, elle se présente comme progressiste ; restauration du passé dans ce qu’il a parfois de plus archaïque, elle fait passer des régressions, des rétrocessions pour des réformes ou des révolutions. » N’est-ce pas Emmanuel Macron qui intitule son livre « Révolution » et Mathieu Pigasse le sien « Révolutions » ; ces gens-là n’ont au mieux que peu d’imagination et au pire un sacré toupet ! Le paradoxe ouvre le chemin à des possibles pour ceux qui oseront le dévoiler pour éclairer les citoyens.

La tâche des journalistes sera d’autant plus rude que les rédactions se vident, leurs budgets sont amputés, leurs déplacements encadrés, les bureaux à l’étranger fermés, la durée des enquêtes fortement réduite, enfin le travail de recherche est de plus en plus souvent parcellisé pour permettre aux hiérarchies de construire l’information livrée au public selon des schémas idéologiques préétablis. Malgré ces handicaps qui appauvrissent en encadrant les contenus, le combat pour l’information n’est nullement impossible : il est une exigence démocratique urgente.

Les syndicats de journalistes sont interpellés par l’état de l’information en France : comment réhabiliter le rôle social du journaliste ? Comment lutter pour parvenir à se libérer de toutes les entraves ? Comment retrouver l’esprit collectif de la profession pour imposer l’information citoyenne ?

La lutte pour l’information nécessite un plan d’urgence syndical.

Sans en faire un exemple indépassable, ni même l’idéal (qu’il n’est pas), la création d’un Consortium international des journalistes d’investigation (ICJI) a démontré que le collectif permet d’enquêter sur un temps long et de « sortir » des informations que les néo-libéraux ont cherché à cacher, l’évasion fiscale.

Certes, les résultats des enquêtes du Consortium n’ont pas fait vaciller le capitalisme sur ses bases, mais elles ont permis d’en dévoiler un pan et d’alerter l’opinion. 

Aujourd’hui, il faut retenir de cet épisode que le collectif a permis aux journalistes d’imposer la publication dans le monde entier l’une des perversions majeures et même l’un des fondements du libéralisme, la libre circulation des capitaux. Et démontré qu’une autre information est possible.

Peut-on rêver de voir, demain, les syndicats de journalistes, en France mais aussi en Europe et dans le monde, s’unir pour imposer de nouvelles normes de travail dans les rédactions ?

Les journalistes seuls ne réussiront pas à imposer un nouvel ordre mondial, basé sur la coopération et sur la solidarité, mais dans le mouvement de contestation du libéralisme qui se cherche encore et qui s’invente, les journalistes ont un rôle irremplaçable à tenir pour alimenter l’esprit critique de citoyens bien informés et pour redonner du souffle à une nouvel esprit du journalisme, dans lequel le débat, la confrontation et la polémique ne seront plus bannis.

Le SNJ-CGT, fidèle à sa tradition de syndicat ancré dans le mouvement ouvrier, dans un syndicalisme combatif et dans sa recherche incessante de l’unité, peut et doit jouer un rôle majeur dans ce beau défi à relever, comme il l’avait mis en pratique en 1937 lors de sa fondation. Avec les autres syndicats, unis dans un même élan démocratique.

L’Union nationale des syndicats de journalistes (UNSJ) avait vu le jour le 28 janvier 1967 (il y a tout juste 40 ans !) en pleine crise de la société française, pour répondre à l’autoritarisme du pouvoir de De Gaulle et soulever la chape de plomb posée par l’état-UNR sur l’information. Cette Union, qui réunissait SNJ, SNJ-CGT, CFDT et FO, a mené de belles batailles et remporté de belles victoires, comme l’actualisation de la convention collective signée le 27 octobre 1987 et encore en vigueur aujourd’hui. Elle ne renaîtra pas, mais la situation de l’information est suffisamment grave pour réfléchir aux nouveaux outils syndicaux à inventer pour non seulement relever le défi mais le remporter.

Les journalistes, en cherchant à imposer un nouvel esprit citoyen de l’information, se heurteront, certes, aux propriétaires des médias dominants (d’où la nécessité du développement d’actions collectives), mais aussi aux hiérarques et à ceux qui se prétendent « indépendants » alors qu’ils ne servent que les intérêts des puissants. On verra refleurir les insultes contre les « rédactions gauchistes » par ceux que la lutte pour une autre information va déranger. La réaction sera féroce et sans pitié, mais qu’importe quand on agit sincèrement dans un grand élan de solidarité, on est capable de soulever des montagnes (et de bousculer ceux qui ont fait main basse sur l’information).

L’état de l’information, reflet de l’état politique et social du pays, est catastrophique aujourd’hui ; il est tel que les journalistes doivent s’engager pour définir eux-mêmes ce qui est important ou pas pour le citoyen du XXIe siècle, censé se forger une opinion par lui même, et  prendre leur distance avec le discours dominant, ses producteurs, thuriféraires etserviles servants de l’ordre capitaliste chargés du maniement de l’encensoir néo-libéral.

Si la censure est plus rare (malgré Bolloré) que sous le régime gaulliste et de ses ministres de sinistre mémoire, Soustelle, Frey, Terrenoire, Peyrefitte, Bourges, etc., aujourd’hui elle est plus sournoise et plus insidieuse et surtout terriblement efficace.  

Les rédactions doivent imposer des méthodes de travail collectif et des conditions de travail permettant un traitement différent de l’information (notamment en s’affranchissant du poids des actionnaires et de leurs relais, c’est-à-dire les directeurs de rédaction qui ont pris la place des rédacteurs en chef d’hier), bannir les pseudos experts qui déversent à longueur de journée la pensée libérale, réhabiliter le journalisme critique.

Il n’a jamais été aussi urgent de combattre les réactionnaires qui ont contaminé l’information et de « donner une forme visible et sensible aux conséquences, encore invisibles, mais scientifiquement prévisibles, des mesures politiques inspirées par les philosophies néo-libérales » (Pierre Bourdieu, Pour un savoir engagé, décembre 1999).

La situation est telle que le SNJ-CGT a un impératif : s’engager à mettre en œuvre tous les moyens pour retrouver les chemins de l’unité d’action syndicale dans l’action pour créer les conditions d’un nouvel ordre public de l’information. 

L’unité d’action ne se décrète pas, mais elle se construit, nécessairement sur des bases claires, en privilégiant l’intervention du plus grand nombre d’acteurs pour lever tous les obstacles. Bref en créant un mouvement de masse et un rapport de force.

Le SNJ-CGT a la responsabilité d’en appeler à la profession et aux autres syndicats de journalistes pour définir tous ensemble les modalités de l’action à la hauteur des enjeux pour les citoyens et la démocratie.

26 novembre 2016