Le journalisme devrait proposer une compréhension du monde. Aujourd’hui peut-on affirmer que le journalisme remplit encore sa mission ?
Le paysage de la profession de journaliste n’est plus, aujourd’hui, ce qu’il était hier. Avec les technologies numériques les outils changent et l’information est de plus en plus rapide ; en revanche, ce qui ne change pas, c’est que les journalistes continuent à rechercher l’information et à la mettre en forme. Les supports sont multiples et exigent d’être alimentés de plus en plus vite, mais la fonction du journaliste n’est dépendante ni des outils, ni de la rapidité de transmission de l’information au public.
Par ailleurs, il est très à la mode de considérer que les journalistes ne sont plus les seuls à informer ; certes, ils sont soumis à la concurrence du « tous journalistes », mais cela ne change en rien leur mission. A charge pour chacun, quel que soit son média et son pays, de renforcer ses principes professionnels, sa dignité, son indépendance et finalement de justifier sa raison d’être. La démarche individuelle venant renforcer la nécessaire démarche collective. Le journaliste a la responsabilité de se différencier des prétendues informations circulant sur le Web faisant le bonheur de certains réseaux sociaux.
Les technologies numériques ne sont pas le phénomène qui a le plus sûrement modifié la profession ; le journalisme est en effet entré dans un nouveau champ économique mondial à partir des années 1970 aux Etats-Unis et des années 1980 et 1990 en Europe.
Deux mouvements s’articulent : la financiarisation notamment transnationale et les concentrations.
La financiarisation, résultat des politiques de libéralisation des mouvements de capitaux, se caractérise par le développement de l’actionnariat financier. La communication, la culture et les médias ont été l’objet de toutes les attentions par des fonds d’investissement drainant des sommes colossales.
Aujourd’hui, Black Rock (qui gère plus de 5 000 milliards de dollars et qui est présent dans le capital de 14 000 entreprises dans le monde), The Vanguard Group, Capital Research & Management, Citigroup, Bain Capital, Carlyle, mais aussi les fonds souverains d’Arabie Saoudite, du Qatar, ou de Norvège (Norges Bank Investment Management) sont présents dans tous les secteurs industriels, y compris le secteur des médias.
Black Rock, Vanguard et State Street, par exemple, sont actionnaires des plus grands groupes aux Etats-Unis, AT&T, Verizon et Comcast ; Black Rock et Vanguard sont également au capital de News Corp ou de Lagardère. Quant à Norges Bank, il est présent dans le capital de Lagardère, de AT&T, de Pearson, de Springer, etc.
A partir des années 1990, la libéralisation des secteurs des télécommunications et de l’audiovisuel a provoqué une vague de concentrations nouvelle, au nom de l’articulation croissante entre industries de la culture, des télécommunications et des matériels. Les groupes se présentent comme multimédias et mettent en œuvre la convergence des contenus et des réseaux.
Les exemples les plus symboliques sont le rachat de Time Warner par AT&T aux Etats-Unis (pour plus de 100 milliards de dollars) ou les rachats de quotidiens, de magazines, de radios et de chaînes de télévision par le groupe Altice de Patrick Drahi en France, aux Etats-Unis et en Israël.
Les banques et autres acteurs financiers permettent ces méga-concentrations en accordant des lignes de crédit énormes. Le coût de ces opérations est important, notamment lié aux frais financiers des groupes qui ont recouru à l’endettement. Les lignes de crédit sont assorties de clauses de gestion drastiques, les covenants, garantissant un rapide retour sur investissement pour les actionnaires et l’assurance du remboursement des dettes.
La situation ainsi créée est le résultat de la recherche d’une plus grande rentabilité du capital investi par les actionnaires, privilégiant la constitution de groupes chaque jour plus gigantesques avec la perspective de dividendes élevés, nécessitant des profits de l’ordre de 15 à 20 %, atteignables à la seule condition de réduire tous les coûts : salaires, emplois, budgets rédactionnels, etc.
Les conséquences sur la gestion des entreprises, l’organisation des médias et les contenus rédactionnels sont diverses et nombreuses. On peut les mesurer chaque jour dans notre travail de traitement de l’information, avec, par exemple, l’accroissement de la place accordée à la publicité ; on peut observer le déclin du journalisme de groupe par l’externalisation, des normes et méthodes de travail standardisées, mais surtout de l’infotainment, etc.
Dans un contexte mondialisé, les tâches de la FIJ et de la FEJ doivent être de plus en plus complémentaires et coordonnées pour imposer partout un journalisme de qualité, un journalisme critique. Elles ont la responsabilité commune d’entretenir une base de données, de venir soutenir les rédactions touchées par les concentrations et les atteintes aux normes de travail et d’enquêtes et, enfin, d’imposer aux éditeurs des Accords cadres internationaux (ACI) pour éviter le dumping entre la maison-mère et les filiales au sein des groupes internationaux.
Croit-on pouvoir s’opposer aux stratégies des groupes de médias chacun dans sa rédaction ou son pays, alors que leur actionnariat est mondialisé ? Croit-on pouvoir s’opposer aux concentrations, qui réduisent le pluralisme, au niveau national ? Croit-on pouvoir exercer un pouvoir de contrôle sur les entreprises de médias ou leurs innombrables filiales quand leur siège est parfois situé dans des paradis fiscaux ?
Les décisions appartiennent de plus en plus aux acteurs financiers dont les stratégies s’opposent aux stratégies industrielles des médias qui exigent un temps plus long.
Le syndicalisme des journalistes a besoin de plus de solidarité internationale ; celle-ci est encore à construire sans arrière-pensées pour offrir à toute la profession la construction d’un espace public de l’information grâce à des politiques publiques visant à organiser un paysage médiatique conforme à l’intérêt des citoyens.
Rédigé en mai 2017, non publié