Charles Baudelaire a écrit dans L’âme du vin des vers qui, aujourd’hui, m’assaillent après la lecture d’un reportage du quotidien économique La Tribune. Mais d’abord, relisons l’auteur des Fleurs du Mal :

« Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles: / Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité, /Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, /Un chant plein de lumière et de fraternité ! / Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, /De peine, de sueur et de soleil cuisant /Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ; /Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, / Car j’éprouve une joie immense quand je tombe /Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux, /Et sa chaude poitrine est une douce tombe /Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. »

La peine de l’homme usé par ses travaux ? La Tribune ne l’a pas mise en vers, mais le journaliste dénonce les conditions d’emploi et de travail dans le vignoble du Médoc et cite une enquête du Parc naturel régional du Médoc mettant en évidence « une remise en question de l’emploi viticole traditionnel à laquelle il a été possible d’assister ces dix dernières années avec un fort repli de l’emploi local et permanent au profit d’une externalisation de l’embauche et de la gestion de la main d’œuvre et d’une ‘professionnalisation’ de la précarité via un accès à une main d’œuvre étrangère. »

Le gérant d’un vignoble, désabusé, a pris une retraite anticipée pour ne plus cautionner le sort réservé à ceux qui devaient travailler avec lui : « Avant on connaissait les saisonniers, on les formait, on les revoyait d’une année sur l’autre. Il y avait un terrain, des douches et les repas. On était cinq salariés. Il y a cinq ans, le nouveau propriétaire a viré les quatre autres pour recourir, via des prestataires, à des gars toujours différents et logés dans une cabane vraiment pas terrible. »

Pas terrible ? C’est un euphémisme. Ignoble, quand on sait que certains saisonniers quasi permanents vivent sous la tente dans les bois. Le maire de Saint-Yzans-de-Médoc n’hésite pas à témoigner : « Ces gens se cachent, se rendent invisibles pour pas être emmerdés parce qu’ils sont rejetés de partout alors qu’ils travaillent toute la journée dans les vignes. »

Le dirigeant d’un groupe respectant encore ses salariés avoue : « J’ai souvent été effondré du peu de considération des propriétaires et des gestionnaires pour leur collaborateurs, qu’ils n’appellent même pas collaborateurs d’ailleurs. On n’est passé d’un système patriarcal, loin d’être idéal, à des propriétaires qui ne sont plus sur place et ne veulent plus s’emmerder avec la main d’œuvre. »

La propriétaire d’un château qui refuse le recours à des prestataires de service met en cause l’évolution du vignoble bordelais : « Les châteaux sont de moins en moins familiaux et les actionnaires attendent d’abord des chiffres. Les exploitations viticoles mettent en avant le poids des charges salariales et des règles administratives. Je ne cautionne pas mais ce sont les arguments avancés et c’est ensuite la loi de l’offre et de la demande avec des dérives qui correspondent à notre époque : quelque part, on en vient à consommer de la main d’œuvre comme on consommerait n’importe quel bien, sans se poser de questions… »

Le mot de la fin est donné au maire de Saint-Yzans-de-Médoc : « Tout ce business du vin génère à la fois des milliards d’euros de bénéfices et des milliers de travailleurs pauvres. C’est tout le contraste du Médoc. »

Du Médoc et de nombreuses autres régions viticoles. De nombreuses autres professions.

On appelle cela l’ubérisation de la société, qui nous est présentée comme une fatalité. Une nécessité du nouveau monde de Macron.

Le vin a perdu son âme, cher Charles Baudelaire. Et, aujourd’hui, les forçats de la vigne n’auront même pas la chance réchauffer leur gosier avec le fruit de leur tâche pour retrouver la fraternité du vin.