Les milliardaires ne partagent pas. Pas un soupçon de pouvoir, pas un centime de dividende. Rien.

Comme je l’ai rapporté dans mon essai, Journalistes, brisez vos menottes de l’esprit (Editions Maia), Vincent Bolloré avait déclaré à un journaliste de La Tribune, en 2007 : « Dans mes médias, j’ai le ‘’final cut’’ ».

Voilà qui avait le mérite de la franchise et du culot.

Aujourd’hui, dans un entretien avec Télérama, Nicolas de Tavernost, le patron du groupe M6, emprunte la formule à Bolloré, avec le même culot.

Richard Sénéjoux, journaliste de l’hebdomadaire, l’interpelle en ces termes : « En mai 2015, vous avez déclaré sur Canal+ que vous ne supportiez pas qu’on dise du mal de vos clients sur M6, c’est-à-dire les annonceurs. Cela s’appliquerait-il aussi à TF1 ? » Celui qui doit diriger le groupe né de la fusion de TF1 et de M6 si elle s’opère, répond sans fard : « J’ai dit qu’il ne faut pas être contraire à l’intérêt de sa boîte. Quand on fait un sujet sur l’islamisme à Roubaix, qui a fait polémique, c’est moi qui donne le final cut car je suis pénalement responsable. J’ai demandé à avoir des garanties, à pouvoir être sûr que les témoins interrogés soient de vrais témoins… Concernant nos clients, c’est vrai qu’il y a un sujet de Capital sur Free Mobile que je n’ai pas voulu passer en 2012. À l’époque, nous étions actionnaires de M6 Mobile et je me suis dit que si on disait du bien de Free, les gens penseraient que c’était pour emmerder Orange ; et si on en disait du mal, d’autres diraient que c’était logique, vu que M6 Mobile travaille avec Orange… Je prendrais la même décision aujourd’hui. »

Moins brutal que Bolloré, au moins dans son expression publique, et conscient des réactions d’un tel aveu, de Tavernost tente de se justifier : « Amazon, qui est pourtant un client important. Eh bien Amazon est resté car nos informations étaient objectives. Ça nous est peut-être arrivé deux fois en trente-cinq ans de ne pas être « objectifs » [un reportage de Zone interdite consacré aux coulisses de la restauration rapide a été déprogrammé en 2009, Télérama en avait parlé à l’époque. J’accepte les critiques sur nos programmes, Télérama ne s’en est d’ailleurs pas privé au moment du Loft. Vous pouvez trouver que telle émission est nulle, qu’il n’y a pas assez de fictions françaises, etc., mais personne ne peut nous faire de reproches au niveau déontologique. »

Dans un curieux mélange des genres, Nicolas de Tavernost confond le ‘’final cut’ des milliardaires’’ et la ‘’déontologie’’ des journalistes. Car, jusqu’à preuve du contraire, le patron de M6 n’est pas journaliste, ne peut être juge depuis son bureau directorial de la qualité de l’enquête, du recoupement des informations et des vérifications sur le terrain de ceux dont c’est le métier, même s’ils sont ‘’ses’’ salariés.

Il est de plus en plus urgent, face aux Bolloré et de Tavernost, que les journalistes s’affranchissent des censures patronales quotidiennes et que les rédactions soient protégées des intrusions avérées et pointilleuses des milliardaires ou de leurs sbires.