Christian Bruel est peu connu, notamment de ce qu’on appelle le grand public. Il est éditeur et lui-même auteur d’une cinquantaine de livres pour enfants. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne défraie pas les chroniques, comme Alain Serres, l’éditeur de Rue du Monde : la littérature jeunesse est maltraitée dans les médias.

Christian Bruel, donc, avait créé Sourire qui mord, un éditeur qui, vingt ans plus tard avait dû stopper ses activités en 1996 ; mais notre éditeur est têtu, il créait aussitôt Être, avec la même philosophie et la même recherche de livres de qualité.

A l’occasion du Salon du livre jeunesse de Montreuil, il a accordé une interview à Télérama, de laquelle j’ai extrait quelques lignes réconfortantes :

« Il est très important de montrer aux enfants des livres qui incarnent une résistance idéologique ou artistique, et qui sortent de la littérature de marché. Mais, au risque de paraître provocateur, j’ajouterais qu’intoxiquer les mômes en les gavant uniquement de chefs-d’œuvre n’est pas la meilleure idée. Sans crier ‘’Vive la médiocrité !’’, il faut savoir aussi aborder les enfants avec des livres qu’ils aiment et qu’on n’aime pas. Leur dire : ‘’Je n’ai pas la vérité éternelle, mais moi, adulte, voilà pourquoi ce livre-là ne me plaît pas’’. »

« Je crois beaucoup à la nécessité d’un enseignement littéraire de qualité, qui conduise à être capable d’interpréter, de discuter, de comparer, d’actualiser. Comme l’a si bien observé le théoricien Jean-Louis Dumortier, le cours de français est le seul endroit, à l’école, où il est possible de parler d’émotions, d’affects, d’esthétique, le tout mélangé… Toutefois, il y a dans la lecture quelque chose de l’ordre de l’intime, qui n’est pas du ressort de l’école. Un enseignant ne peut pas se mêler de la manière dont un enfant va ‘’faire son miel’’ ».

« Le mot ‘’politique’’ est ce que j’appelle ‘’le grand méchant mot’’. Les enfants ont toujours été maintenus hors-sol, vis-à-vis de la politique. On ne les forme pas à se forger des opinions. Pourtant, le mot ‘’ politique’’, au sens de ‘’manière d’être au monde ensemble’’, les concerne au premier chef. En 1945, la fameuse Tante Jacqueline, rédactrice en chef du journal La Semaine de Suzette, s’adressait ainsi à ses lectrices : ‘’Mes chères petites nièces (comme elle les appelait, elle aurait plutôt dû dire ‘’Mes chères petites niaises’’ !), vous n’entendez rien à la politique et je vous en félicite !’’ »

C’est elle qui écrivait les histoires de Bécassine. J’en ai retrouvé récemment deux épisodes méconnus, particulièrement édifiants : Bécassine fait de la politique (1912) et Bécassine suffragette (1913). Dans le premier, Tante Jacqueline y explique que ‘’sans Dieu ni maître’’, la politique va toujours mal. À la fin, la pauvre Bécassine est conduite à s’exclamer : ‘’Pourvu que ce ne soit pas la révolution !’’  Dans le second, on lit que les suffragettes sont ‘’des dames qui veulent se mêler de tout ce qui se passe dans le pays. Il ne leur suffit pas d’être maîtresses chez elle, elles veulent l’être aussi chez les autres’’. C’est vraiment la grosse artillerie au service de l’idéologie ! »

Il y a un éditeur qui, aujourd’hui, rêve de rééditer des histoires de Bécassine, pour la jeunesse mais aussi pour les adultes. C’est Vincent Bolloré. Mais tant qu’il y aura Christian Bruel et Alain Serres (et d’autres), l’obscurantisme ne triomphera pas. En revanche, il est absolument nécessaire que ces deux éditeurs-là puissent continuer à sortir la jeunesse de la niaiserie et les adultes de Cyril Hanouna.

Ce n’est pas gagné d’avance, mais c’est un beau combat à mener !

PS : Merci à Télérama et Martine Landrot, sa journaliste.