Le site orientxxi.info publie fort opportunément aujourd’hui des extraits d’un livre qui fait autorité pour comprendre le conflit israélo-palestinien et les questions touchant à la différence entre antisémitisme et antisionisme,  Israël-Palestine, vérités sur un conflit (Fayard, 2017).

Le livre d’Alain Gresh, l’un des plus fins connaisseurs de la question, est d’une grande actualité au moment où le président de la République veut définir l’antisionisme et en faire un délit. Il plonge dans l’histoire pour permettre au lecteur la compréhension des positionnements actuels des différentes parties. Nous reprenons ici un large extrait de ce livre qui éclaire un pan important de l’histoire du sionisme :

« Le sionisme n’a été que l’une des réponses possibles, longtemps très minoritaire, à la « question juive. » Durant la fin du XIXe siècle et avant la première guerre mondiale, la grande majorité des juifs d’Europe centrale et de Russie « vote avec ses pieds », en émigrant massivement à l’ouest, et notamment aux États-Unis, la Terre promise de tant de laissés-pour-compte… D’autres, nombreux, font le pari de l’intégration. À partir de 1880, et malgré l’antisémitisme, le nombre de mariages mixtes chez les juifs allemands ne cesse d’augmenter : entre 1901 et 1929, la proportion passe de 16,9 à 59 %. En France aussi, cette « assimilation » s’accélère. La participation active des juifs aux mouvements révolutionnaires transnationaux, notamment socialistes et communistes qui prônent la fraternité universelle, peut être considérée comme une autre de leurs répliques aux discriminations dont ils sont l’objet. Quant aux religieux, ils rejettent pour la plupart le sionisme : l’État juif ne peut renaître et le Temple ne peut être relevé qu’avec la venue du Messie.

Le sionisme n’est pas le seul mouvement organisé spécifique des juifs de l’Est. En 1897 est créé le Bund, l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Il concurrencera le sionisme jusque dans les années 1930. Il se veut nationaliste et socialiste, se fonde sur des principes de classe, prône le yiddish comme langue nationale et une autonomie politico-culturelle conforme aux thèses de ceux que l’on appelle les « austro-marxistes ». Les bundistes appellent à l’émancipation « sur place » des masses juives, répétant : « Les palmiers et les vignobles de Palestine me sont étrangers. » Ils prêchent la solidarité des ouvriers juifs avec la classe ouvrière internationale et opposent le patriotisme de la galout (l’« exil ») au patriotisme sioniste. Tombé dans l’oubli, ce mouvement signera des pages glorieuses de l’histoire de l’Europe centrale, notamment par son rôle dans l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943. Il sera finalement écrasé en Pologne par les nazis et en Union soviétique par les communistes, dont les positions sur la « question juive » fluctueront au gré des événements et des retournements de doctrine. Pour concurrencer le sionisme, l’URSS va jusqu’à concevoir une république autonome juive, le Birobidjan, à l’extrémité orientale de la Sibérie.

La création de l’État d’Israël consacre la victoire du mouvement sioniste, victoire qu’ont rendue possible l’antisémitisme hitlérien et le génocide. Cet État regroupe une proportion croissante des juifs du monde – quelle que soit la définition que l’on donne à ce terme –, mais inférieure à 40 %. Des centaines de milliers d’entre eux ont préféré l’intégration, aux États-Unis ou en Europe, même si Israël réussit désormais à en mobiliser une fraction importante en faveur de ses options. Ils se sentent, à juste titre, davantage en sécurité à New York ou à Paris qu’à Tel-Aviv ou à Jérusalem. Faut-il se réjouir du triomphe de ce nationalisme étroit, autour d’un État ? Bien que sioniste, Albert Einstein exprimait ses inquiétudes : « La manière dont je conçois la nature essentielle du judaïsme résiste à l’idée d’un État juif, avec des frontières, une armée et une certaine mesure de pouvoir temporel, quelque modeste qu’il soit. J’ai peur des dégâts internes que cela entraînera sur le judaïsme — et surtout du développement d’un nationalisme étroit dans nos propres rangs […]. Un retour à une nation, au sens politique du terme, équivaudrait à se détourner de la spiritualité de notre communauté, spiritualité à laquelle nous devons le génie de nos prophètes. »