Patrick Boucheron, historien et professeur au Collège de France, a une longue et impressionnante production littéraire derrière lui qui fait autorité. Dont l’étonnante et volumineuse ‘’Histoire mondiale de la France’’ (2017).
Il avait été chargé de rédiger un rapport par le Musée national d’histoire de l’immigration revoir la présentation de son exposition permanente ; rendu l’an dernier, ce rapport fait aujourd’hui l’objet d’une publication sous le titre ‘’Faire musée d’une histoire commune. Rapport de préfiguration de la nouvelle exposition du Musée national d’histoire de l’immigration’’ (Seuil, 544 pages, 25 euros).
Il a donné une interview à L’Humanité Dimanche dans laquelle on peut lire à propos de ce qu’il nomme la « dégradation de la parole publique » :
« L’écart est vertigineux entre l’excitation politique, médiatique et législative sur l’immigration – avec depuis quelques décennies une loi tous les deux ans en moyenne – et sa réalité démographique, qui n’est pas étale, mais qui est relativement stable, comme l’a montré François Héran : il y a bon an, mal an, depuis 2000, 200 000 titres de séjour nouveaux délivrés par an à des étrangers en France. Or, cette exacerbation des discours politiques se fait au nom des ‘’réalités’’, qu’en tant que chercheurs, taxés régulièrement de ‘’belles âmes’’ agissant au nom de ‘’beaux principes’’, nous ne verrions pas. La parole et l’action politiques sont tout entières consacrées à répondre à un ‘’déferlement’’ qui nous ‘’submerge’’ depuis la ‘’crise migratoire’’ de 2015. Aucun démographe ne pourrait trouver un seul chiffre susceptible d’appuyer une telle affirmation (…) Face à cela, à la gravité des temps, dont les questions d’immigration constituent l’un des dossiers critiques, nous avons choisi de protester avec un calme scrupuleux, en suivant, en tant qu’historiennes et historiens de métier, les règles de notre méthode. »
Plus avant dans l’interview, à propos de la nouvelle politique migratoire adoptée en 1974, Patrick Boucheron fait une révélation :
« La décision prise en 1974 de ‘’suspendre l’introduction de travailleurs immigrés’’ n’est en fait pas motivée par la ‘’situation du marché du travail’’, qui est la justification présentée à la communauté nationale. Dans des notes internes, les arguments du secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés sont les déséquilibres démographiques avec le tiers-monde et la crainte d’un ‘’nouveau Mais 68’’ du fait d’une mobilisation croissante des travailleurs immigrés (…) En décidant de ‘’suspendre’’ l’immigration alors que celle-ci ne s’arrête pas, on crée des clandestins. L’Etat français accepte de décrocher la réalité juridique de la réalité migratoire. A partir de là, le discours politique est sciemment décroché du réel. »
Il serait opportun de rappeler ces faits aux hommes politiques d’aujourd’hui (mais aussi aux citoyens) et à leurs relais médiatiques. Serait-ce déshonorant pour les journalistes de faire référence aux travaux des historiens plutôt qu’aux discours des politiques ?
Certaines chaînes d’information en continu, entre autres, y gagneraient en crédibilité et feraient ainsi preuve de l’indépendance dont elles se vantent mais qu’elles n’ont pas.