Le magazine L’Expansion-L’Express sort curieusement des archives une page d’histoire. Dans le quotidien La Tribune du 1er octobre 2010, un économiste, Guy Abeille, raconte comment il a été à l’origine d’un des fameux critères de Maastricht, fixant le déficit du budget d’un pays de l’Union européenne à 3 % de son PIB.

Son long récit, fort opportunément exhumé, laisse pantois.

Guy Abeille a été chargé de mission, non titulaire, au ministère des finances sous la présidence de Giscard d’Estaing ; il reste en poste après l’élection de François Mitterrand. Le budget pour 1981 fixé à 29 milliards de francs a dérapé ; avant l’élection présidentielle « le libéralisme de Giscard et de Barre s’est dénudé en libéralité. Deux mois plus tard, la première loi de finances rectificative socialiste en prendra acte, actualisant le déficit à 55 milliards. », écrit Guy Abeille.

Les demandes des ministres de Mitterrand pour répondre aux engagements de campagne risquent de faire exploser le déficit : « Il apparaît assez vite qu’on se dirige bon train vers un déficit du budget initial pour 1982 qui franchira le seuil, jusque là hors de portée mentale, des 100 milliards de francs, chiffre que les plus intrépides d’entre nous n’auraient même en secret pas osé murmurer. »

« C’est dans ces circonstances qu’un soir, tard, nous appelle Pierre Bilger (…) devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget (…) Donc nous voici convoqués, c’est à dire moi-même, et Roland de Villepin, cousin de Dominique, mon camarade de promotion et récent chef de bureau. »

Les deux économistes se voient confier une mission surprenante à la demande de Mitterrand, soucieux de « disposer d’une règle (…) qu’il aura beau jeu de brandir à la face des plus coriaces de ses visiteurs budgétivores », ses ministres.

« Il s’agit de faire vite, confesse Guy Abeille. Villepin et moi nous n’avons guère d’idée, et à vrai dire nulle théorie économique n’est là pour nous apporter le soutien de ses constructions, ou pour même orienter notre réflexion. »

La suite est hilarante :

« Pressés, en mal d’idée, mais conscients du garant de sérieux qu’apporte l’exhibition du PIB et de l’emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d’économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outil. Mais nous n’avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d’un taux. C’est affaire d’une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l’INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n’est pas loin de donner 3%. C’est bien, 3% ; ça n’a pas d’autre fondement que celui des circonstances, mais c’est bien. 1% serait maigre, et de toute façon insoutenable: on sait qu’on est déjà largement au delà, et qu’en éclats a volé magistralement ce seuil. 2% serait, en ces heures ardentes, inacceptable et contraignant, et donc vain ; et puis, comment dire, on sent que ce chiffre, 2% du PIB, aurait quelque chose de plat, et presque de fabriqué. Tandis que trois est un chiffre solide ; il a derrière lui d’illustres précédents (dont certains qu’on vénère). Surtout, sur la route des 100 milliards de francs de déficit, il marque la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir (autre qu’en temps de guerre) à l’aune des déficits d’où nous venons et qui ont forgé notre horizon. Nous remontons chez Bilger avec notre 3% du PIB, dont nous sommes heureux, sans aller jusqu’à en être fiers. Et lui faisant valoir que, vu l’heure (ça, on ne le lui dit pas) et foi d’économistes, c’est ce qu’actuellement nous avons de plus sérieux, de plus fondé en magasin. En tout cas de plus présentable. Puis nous rentrons chez nous, vaquer. On sait ce qu’il en est advenu. »

Les 3 % deviennent la norme et se trouvera repris par le traité de Maastricht, une solution que les deux économistes n’auraient jamais envisagée. Guy Abeille, qui ne manque pas d’humour ose écrire :

« Le processus d’acculturation est maintenant achevé ; on a réussi à déporter le curseur : ce qui est raisonnable, ce n’est pas de voir dans le déficit un accident, peut-être nécessaire, mais qu’il faut corriger sans délai comme on soigne une blessure ; non, ce qui est décrété raisonnable c’est d’ajouter chaque année à la dette seulement une centaine de milliards (en francs 1982). C’est cela, désormais, qu’on appelle « maîtrise » : en dessous de 3% du PIB, dors tranquille citoyen, la dette se dilate, mais il ne se passe rien – quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, dit le proverbe chinois ; quand le sage montre l’endettement, l’incompétent diplômé regarde le 3% du PIB. »

La chute de Guy Abeille ne manque pas de saveur non plus :

« Sans aucun contenu, et fruit des circonstances, d’un calcul à la demande monté faute de mieux un soir dans un bureau, le voilà paradigme : sur lui on ne s’interroge plus, il tombe sous le sens (à vrai dire très en dessous), c’est un critère vrai. Construction contingente du discours, autorité de la parole savante, l’évidence comme leurre ou le bocal de verre (celui dans lequel on s’agite, et parade, sans en voir les parois) : Michel Foucault aurait adoré. »

Comment prendre au sérieux le grand économiste élu président de la République après la lecture d’une telle confession du ‘’père’’ du fameux dogme des 3 %, brandi tous les jours pour serrer la vis des finances publiques, supprimer des postes d’enseignants, de personnels de santé, de pompiers et de bien d’autres.

Nous prendrait-il pour des veaux ?