Qu’elle est belle et émouvante cette chanson de Claude Nougaro, qui dénonçait superbement le racisme dans ‘’Bidonville’’ et, dans un même souffle, affirmait sa solidarité avec les immigrés, cantonnés dans des ghettos baptisés bidonvilles :

« Donne-moi ta main, camarade / Toi qui viens d’un pays / Où les hommes sont beaux / Donne-moi ta main, camarade / J’ai cinq doigts, moi aussi / On peut se croire égaux. »

C’était en 1966, mais ses paroles résonnent encore aujourd’hui et peut-être même encore plus fort, quand le rejet de l’Autre est si honteusement présent dans de nombreux discours, y compris officiels.

Claude Nougaro chantait un monde meilleur et terminait ainsi son ode à la fraternité :

« Serre-moi la main, camarade / Je te dis « au revoir » / Je te dis « à bientôt » / Bientôt, bientôt / On pourra se parler, camarade / Bientôt, bientôt / On pourra s’embrasser, camarade / Bientôt, bientôt / Les oiseaux, les jardins, les cascades / Bientôt, bientôt / Le soleil dansera, camarade / Bientôt, bientôt / Je t’attends, je t’attends, camarade ! »

J’ai longuement réécouté Claude Nougaro et, par l’effet d’une association d’idées, j’ai ressorti de ma bibliothèque un superbe livre d’Alberto Manguel (un Argentino-canadien qui a vécu aussi en France), paru chez Actes Sud en 2009, La Cité des Mots.

Il s’agit d’un essai réunissant cinq conférences données au Canada, à Toronto, dans le cadre des Massey Lectures, où la parole est donnée librement à des penseurs contemporains. Manguel avait intitulé ce qu’il a appelé ses causeries ‘’Pourquoi sommes-nous ensemble ?’’

Son livre est lumineux et va puiser dans les littératures, les légendes et l’histoire des arguments pour dénoncer, lui aussi, le rejet de l’Autre.   

Il convoque les tablettes de l’admirable Epopée de Gilgamesh (écrite il y a plus de quatre mille ans et découverte au XIXe siècle) dans lesquelles Enkidu, créé à partir d’argile tendre par la déesse Aruru, ami et frère du roi sumérien Gilgamesh, taillé, lui, dans le granit, personnifie l’archétype du sauvage. Enkidu est « défini par l’exclusion, dépeint à la fois comme étranger et comme image-miroir, accusé à la fois de rester un homme sauvage et de n’avoir jamais réussi à s’assimiler aux membres reconnus de la cité. »

Enkidu, le sauvage, deviendra l’ami fidèle de Gilgamesh et entraînera le roi inconséquent dans une réflexion sur la condition humaine.

La légende sumérienne permet à Alberto Manguel de faire ensuite le procès du gouvernement de Tony Blair qui « décréta que les écoles devaient insister sur la notion de Britishness. C’est-à-dire qu’au lieu de permettre à une perspective islamique de faire partie de la multiplicité des perspectives déjà intrinsèques à ce que pourrait signifier Britishness (la saxonne, la normande, la française, l’écossaise, l’irlandaise, la galloise, la protestante, etc.), le gouvernement décidait de limiter ce concept à celui d’une couleur généralisée, du genre qu’exploite la propagande touristique. Au concept de multiculturalisme, le gouvernement de Blair opposait celui de culture unifiée, dans lequel toutes les cultures sont censées se mêler indistinctement mais où, en pratique, seule la culture dominante possède une voix publique. »

Puis, faisant le constat que le successeur de Blair, Georges Brown, et Nicolas Sarkozy avaient des politiques identiques, il s’émeut que « l’autre doit soit renoncer à son identité propre, soit nous rester à jamais étranger (…) Sarkozy et Brown ont adopté la morale de certaines légendes anciennes selon lesquelles la seule présence du double signifie une mort certaine. » 

Alberto Manguel, on l’a compris, fustige les « sentiments patriotiques vagues et échauffés » et affirme : « Nationalités, ethnies, filiations tribales et religieuses supposent des définitions géographiques et politiques d’une espèce ou d’une autre et pourtant, en partie à cause de notre nature nomade et en partie du fait des fluctuations de l’histoire, le paysage où se fonde notre géographie est moins matériel que fantomatique. ‘’Chez nous’’ est toujours un lieu imaginaire. »

Ces quelques lignes sont admirables d’intelligence et condamnent à jamais l’exclusion de l’Autre. Alberto Manguel feint de ne pas donner de réponse à sa question initiale, ‘’Pourquoi sommes-nous ensemble ?’’ Mais, en réalité, il prononce un vibrant plaidoyer pour le multiculturalisme contre le racisme de bas étage qui a perverti de trop nombreux cerveaux, y compris parmi les dirigeants de nos sociétés. C’est la grande victoire de la famille Le Pen, hélas.

Les mots de Claude Nougaro et ceux d’Alberto Manguel visent à éveiller les consciences et sont parallèles, malgré leurs différences d’expression artistique. Mais on retiendra qu’on peut vanter la grande famille humaine, vivant ensemble, sans exclusion, avec des chansons et des livres.

En définitive, on retrouve là, avec Nougaro et Manguel, ce qui fait culture, éveille l’homme et le rend tolérant.

Aujourd’hui, les temps sont durs pour l’Autre, en France quand on est Arabe ou noir de peau, et partout ailleurs (aux Etats-Unis quand on est noir ou latino, en Pologne et en Hongrie quand on n’est pas d’un blanc pur de peau, etc.). 

Claude Nougaro ouvre la porte en grand et annonce des jours meilleurs, des jours heureux pour tous : bientôt, bientôt, nous t’attendons, camarade !

Bientôt ? Tout dépend de nous.