Les nouvelles s’enchaînent et font douter de l’âme et de la sagesse humaine.

Les talibans, en Afghanistan, ont émis une fatwa sommant les présentatrices de la télévision de porter le voile intégral à l’antenne. Les fous de Dieu avaient promis que les femmes pourraient travailler et ne seraient pas obligées de porter la burqa. Il est certain que cette annonce résulte d’un affrontement entre les diverses tendances s’affrontent et que les plus fanatiques l’ont emporté. Ils avaient déjà enregistré un succès sur ceux qui promettaient un régime plus souple en interdisant l’école aux filles.

En Ukraine, plus près de nous, le ministère de la culture a invité les bibliothèques « à remplacer la littérature de propagande russe par des textes ukrainiens de qualité et des ouvrages publiés par des éditeurs ukrainiens. » Et Svitlana Moiseeva, vice-présidente de l’Association des bibliothécaires ukrainiens, a estimé que « en temps de guerre, notre pays ne peut éviter une certaine censure. »

Sergueï Loznitsa, le plus grand cinéaste ukrainien, a condamné avec vigueur la sale guerre de Poutine. Il a quitté l’European Film Academy, en considérant que la réaction face à l’invasion de son pays par l’armée russe était insuffisante. Cela n’a pas empêché l’Académie cinématographique ukrainienne de l’exclure en lui reprochant son « manque de loyauté » et son « cosmopolitisme » (sic).

Sergueï Loznitsa a reçu samedi dernier à Cannes le prix France Culture Cinéma Consécration, décerné à une personnalité du cinéma pour la qualité de son œuvre et la force de son engagement. Dans son discours, le cinéaste est revenu sur le débat qui fait rage en Ukraine et en Europe :

« Pour nous tous, la culture est l’œuvre de toute notre vie, et aujourd’hui nous nous retrouvons sur la ligne de front. D’un côté se trouvent ceux qui exigent qu’on interdise le cinéma russe et même qu’on abolisse toute la culture russe. De l’autre, ceux qui sont contre un boycott total de la culture. Tout de suite après le début de l’agression russe en Ukraine, je me suis exprimé contre toute interdiction totale du cinéma russe et contre le boycott de la culture russe. Certains de mes compatriotes ont réagi à cette prise de position en exigeant cette fois de boycotter également mes films – entre autres, mes films sur la guerre d’aujourd’hui et sur les guerres passées – Donbass, Maïdan, Babi Yar. Il est particulièrement saisissant que les mêmes films – Donbass et Maïdan – aient déjà été interdits quelques années plus tôt. Cela s’était produit dans la Russie totalitaire, sur ordre du FSB. Aujourd’hui les « activistes » ukrainiens exigent la déprogrammation de mes films dans l’Union européenne démocratique. Il faut donc constater à grand regret que, sur certains points, le programme d’action de ces « activistes » ukrainiens rejoint le programme que se donne le FSB russe. »

Venu présenter son dernier film, L’Histoire naturelle de la destruction, à Cannes, Loznitsa a eu quelques phrases accusatrices : « Le film pose la question : est-il possible d’utiliser la population civile et l’espace de la vie humaine comme ressources de guerre ? Apparemment, ce problème ne préoccupe pas tellement les dirigeants des organisations qui soutiennent le cinéma ukrainien. La seule chose qui les préoccupe, c’est qu’un citoyen ukrainien ait osé exprimer une opinion contraire à celle de la majorité. Ils mènent une guerre sur un front différent, le leur, pas celui où se joue le destin de l’Europe, de la civilisation contemporaine et peut-être même de toute l’humanité, mais sur celui où la construction d’une nation est remplacée par une guerre des cultures, où la connaissance de sa propre histoire est remplacée par la fabrication de mythes, où la libre parole et la liberté d’expression sont déclarées propagande ennemie. »

Sergueï Loznitsa a explicité de façon remarquable les raisons de son refus du boycott, se justifiant en prononçant une brillante définition de la culture : « Boycotter la culture russophone, qui est une richesse de l’Ukraine, est une demande archaïque et destructrice par nature. Qui plus est, elle contrevient aux principes européens du pluralisme culturel et de la liberté d’expression. Au lieu de mettre la langue russe, langue maternelle de trente pour cent des citoyens du pays, au service de l’Ukraine, en l’utilisant pour dire la vérité sur la guerre, les « activistes culturels » ukrainiens défaillent face à une tâche insensée et sisyphéenne – détruire ce qui est indestructible. Cela donne l’impression que ces personnes entendent par le mot « culture » un simple agrégat d’œuvres distinctes – des films, des romans, des spectacles, des tableaux, etc. Mais la culture, ce n’est pas cela. La culture est une activité humaine dans ses expressions les plus variées, ce sont les rituels et les usages de notre vie, les formes et les moyens de la connaissance de soi et de l’expression des êtres humains, c’est notre mémoire et les usages que nous en avons pour la préserver et la reproduire. Et, in fine, la culture, c’est sortir de la jachère pour nourrir le développement. Je pense que vous tous, collaborateurs de France Culture, mécènes et amis de cette merveilleuse institution, savez fort bien tout cela. Comment peut-on faire la guerre à tout cela ? Comment peut-on confondre les infamies commises par le régime russe actuel (en fait, depuis cent ans, tous les régimes en Russie furent infâmes) avec les œuvres des auteurs russes, souvent des parias, et presque toujours de tragiques prophètes dans leur propre pays frappé par le malheur, et qui sont devenus une part de la culture mondiale, et donc du patrimoine de l’humanité tout entière ? Comment peut-on exiger, en réponse à la barbarie perpétrée par le régime de Poutine par les mains des vandales russes en Ukraine, de détruire ou de rejeter ce qui s’est toujours dressé contre la barbarie ? Cela n’a ni logique ni sens. »

Aujourd’hui, l’urgence est d’appeler à résister, partout, à la barbarie qui n’a jamais été aussi envahissante et prend des formes diverses selon les circonstances dans les pays où elle s’exprime de plus en plus fort. Sergueï Loznitsa a su conclure son discours par des phrases d’une intelligence qui doivent résonner aussi du côté de Kiev : « On me demande souvent : que doit faire un artiste en temps de guerre ? Ma réponse est simple : rester sain d’esprit et défendre la culture. »