Kevin Lambert est un jeune (30 ans) auteur québécois dont le troisième roman, Que notre joie demeure, vient de déclencher une petite polémique littéraire.
L’éditeur de Kevin Lambert, donc, s’est vanté d’avoir eu recours à une ‘’sensitive reader’’, Chloé Savoie-Bernard, poète et professeure de littérature, canadienne elle aussi et d’origine haïtienne.
‘’Sensitive reader’’, ‘’sensitivity readers’’ ? Comment traduire cette expression ? Mot à mot par ‘’lecteur se sensibilité’’ ou, comme le propose Wikipédia par ‘’démineur éditorial’’. Il s’agit d’une personne chargée par un éditeur de relire une œuvre pour en détecter les passages problématiques, touchant à la représentation des minorités, des genres, des groupes religieux etc. Il ne s’agit donc pas d’un correcteur qui, lui, n’intervient pas sur les contenus, mais plutôt du directeur de conscience des auteurs.
Ecrivain reconnu, lui, Nicolas Mathieu s’est levé contre le recours aux ‘’sensitivity readers’’ dans un texte fulgurant :
« L’espace d’expression dont nous jouissons aujourd’hui n’est pas un dû, un état de fait, une permanence. C’est une conquête et un immense progrès, notre legs et le résultat d’au moins deux siècles de bataille esthétique et politique. Qu’il faille, lorsqu’on traite un sujet, le faire avec précaution et vigilance, cela va de soi. Le pouvoir de tout dire (ou presque) suppose de ne pas le faire n’importe comment. Un auteur, une autrice, a des responsabilités morales, quant à son point de vue, par rapport à la manière dont il ou elle traite des personnages, des situations, l’histoire, ses protagonistes, a fortiori quand ces derniers ont été éclipsés, ignorés, maltraités par une civilisation toute entière. Effectivement, on n’écrit pas à la légère. Et l’on peut en dépit de ses scrupules, des éditeurs qui se succèdent sur un manuscrit, des amis qui vous relisent, se planter. Les lecteurs alors ne se privent pas de le dire, et d’autres, surtout, peuvent alors écrire d’autres textes, d’autres livres, qui par leur vérité, leur clairvoyance, feront honte au vôtre. C’est le jeu, celui des rapports de force dans le champ artistique. Mais faire de professionnels des sensibilités, d’experts des stéréotypes, de spécialistes de ce qui s’accepte et s’ose à un moment donné la boussole de notre travail, voilà qui nous laisse pour le moins circonspect. Qu’on s’en vante, voilà qui est au mieux amusant, à la vérité pitoyable. Qu’on discrédite d’un mot ceux qui pensent que la littérature n’a rien à faire avec ces douanes d’un nouveau genre, et sous-entendre qu’ils font le jeu des oppressions en cours, c’est tout bonnement une saloperie. Ce type de sorties navrent autant par leur autosatisfaction que par leur malhonnêteté intellectuelle. Et que dire d’auteurs et autrices qui se gargarisent d’être à ce point en adéquation avec l’esprit de leur temps. Ecrivains, écrivaines, nous nous devons de bosser, et de prendre notre risque, sans tutelle, ni police. C’est bien là la moindre des choses. »
A la lumière de ces très belles lignes de Nicolas Mathieu, les ‘’sensitivity readers’’ sont plutôt une façon (inélégante) pour les éditeurs de couler les œuvres dans un moule idéologique. La littérature n’a rien à gagner à une mise au pas des auteurs et autrices. Imagine-t-on Voltaire, Victor Hugo, Baudelaire, Zola accepter de confier leurs œuvres à des censeurs garants des dogmes ultralibéraux ? Imagine-t-on les ravages des ‘’sensitivity readers’’ de Bolloré dans les maisons d’édition d’Hachette ?
Les auteurs, les autrices ont toujours refusé les tutelles et la police de l’esprit. Ils et elles ont besoin de toujours plus de liberté, et, en cette période d’ultralibéralisme triomphant, le temps n’est pas venu d’en céder la moindre parcelle.