Jean-Michel Blanquer est plein de sollicitudes pour les enseignants ; il leur a fourni le texte à lire aux élèves de France pour l’hommage rendu à Samuel Paty ce lundi matin, à savoir la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et institutrices.
Le ministre de l’éducation nationale a transmis deux versions de la très belle lettre de Jean Jaurès, l’une courte pour les élèves de primaire, l’autre longue (mais expurgée de trois paragraphes) pour ceux du secondaire, sous prétexte de « fournir un outil clé en main ». Le geste traduit tout le mépris de Blanquer pour les enseignants, qui savent sans doute mieux que leur ministre comment enseigner et faire œuvre pédagogique en présentant un texte, même ardu, en sélectionnant l’essentiel si c’est nécessaire… C’est tout leur travail.
Il ne viendrait pas l’idée à un enseignant de raccourcir les Misérables de Victor Hugo ; il en choisit des extraits et renvoie les élèves au livre.
Les deux versions du texte de Jaurès n’ont pas été raccourcies par hasard. Dans la version pour le secondaire, l’un des paragraphes censuré est le suivant :
« J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître. »
Il s’agit du paragraphe où Jaurès affirme la totale autonomie de l’enseignant et dénonce un mal qui ronge les élèves d’aujourd’hui, soucieux d’obtenir le baccalauréat quoi qu’il en coûte. Blanquer a vu dans ce paragraphe une justification à la désobéissance des enseignants refusant les évaluations et le contrôle continu pour le baccalauréat et cela lui est insupportable.
Dans la version courte, le premier paragraphe a subi une stupéfiante modification ; un seul mot a été remplacé par un autre, mais il s’agit d’une modification lourde de sens. Jaurès écrit à propos de la tâche exaltante et pleine de grandeur qui revient à l’enseignant pour faire des élèves de véritables citoyens :
« Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. »
Dans le texte soumis par Blanquer, « la fierté unie à la tendresse » est devenue « la fermeté unie à le tendresse ».
On retrouve, là aussi, tout le mépris de Blanquer et toute sa philosophie de l’enseignement. Emmanuel Macron et Darmanin ont dû apprécier ce caviardage, eux qui prônent la fermeté dans tous leurs discours.
Blanquer a abimé Jean Jaurès en réduisant la portée de son texte à l’occasion d’un hommage à un professeur tué par la bêtise alors qu’il enseignait la liberté d’expression et la tolérance. C’est plus qu’une goujaterie, c’est une atteinte à la liberté de l’enseignant, à la liberté d’expression et au respect des œuvres.