Martin Scorsese est un réalisateur immense. Oscar du meilleur réalisateur, du meilleur film et de la meilleure adaptation en 2007 pour Les infiltrés, Palme d’or à Cannes en 1976 pour Taxi Driver, prix de la mise en scène en 1986 pour After Hours, Lion d’Argent à la Mostra de Venise en 1990 pour Les Affranchis, reconnu partout et peut se permettre, modestement, de parler du cinéma.

Quand il a publié le 4 novembre dernier dans le New York Times une tribune intitulée « J’ai dit que les films Marvel ne sont pas du cinéma. Laissez-moi expliquer », il a suscité d’innombrables réactions. Martin Scorsese a témoigné à charge contre une certaines conception du cinéma hollywoodien d’aujourd’hui et il a donné sa vision de ‘’son’’ cinéma, dont il dit à juste titre qu’il est une forme d’art.

Il se trouve que Les Cahiers du Cinéma de février consacre un large dossier (24 pages, dont 10 d’interview, passionnantes) au cinéaste, dont le dernier film, The Irishman, est un chef d’œuvre. Il ne s’agit pas d’un hasard, mais le hasard permet d’approfondir les questions soulevées par sa tribune dans le quotidien américain de référence.

En résumé, on peut dire que, pour Scorsese, les films Marvel (Iron Man, Hulk, Captain America, Avengers, Thor, Spider Man, entre autres) sont des « produits parfaits fabriqués pour une consommation immédiate » dans des multiplexes qu’il faut remplir, des produits industriels, réalisés par des cinéastes aux ordres de Marvel (Scorsese dit des réalisateurs qu’ils sont franchisés), sans marge de manœuvre, des produits qui servent de support pour la vente d’innombrables produits dérivés, juteux à souhait. Il ne dénonce pas ces réalisateurs qui, souvent, sont aussi des gens de grand talent mais qui n’ont d’autre solution pour faire du cinéma.

Scorsese considère ces films comme des produits de la financiarisation du cinéma et du libéralisme ; on consomme des produits sans tension artistique, ne déclenchant ni interrogations, ni réflexion chez le spectateur. Ce sont des produits industriels, donc, qui peuvent, hélas, aller jusqu’au décervelage et à l’abrutissement des masses.

Martin Scorsese retient qu’il leur « manque tout de même quelques chose d’essentiel au cinéma : la vision unificatrice d’un artiste individuel. » Le cinéma, le vrai, celui de Scorsese, est une forme d’art comme la littérature, la musique, la peinture, etc. Il ne peut rester sans réagir en voyant s’installer « deux domaines distincts : il y a le divertissement audiovisuel mondial et le cinéma. Ils se chevauchent encore de temps en temps, mais cela devient de plus en plus rare. Et je crains que la domination financière de l’un soit utilisée pour marginaliser et même minimiser l’existence de l’autre. »

Les Cahiers du Cinéma de février consacre également une bonne place à un article remarquable (L’usine à fantasy ne fait pas rêver) du rédacteur en chef Stéphane Delorme en conclusion du dossier Martin Scorsese. Celui-ci écrit que « La critique de sa marvellisation (de Hollywood) doit être replacée dans une critique plus large de l’empire de la fantasy », c’est-à-dire une culture populaire qui« prend place dans des mondes merveilleux avec des héros aux pouvoirs magiques ».

Le journaliste écrit encore :

« Avec la fantasy ne disparaissent pas seulement le réel du monde et de nos sentiments, ni le symbolique des relations entre humains, mais l’imaginaire lui-même (…) La fantasy, c’est tout ce qui n’est pas pour de vrai. C’est tout ce qui est sans ombre. Or tout art est pour de vrai. Parce qu’il y a sens, émotion, risque, prise de position, partage d’expérience, loyauté envers l’existence. La fantasy se met les mains devant les yeux. Au bout du compte, elle est une phobie. Elle ne cherche pas la vérité, elle fuit la vie et cherche une consolation. »

On ne peut s’empêcher de rapprocher les tristes constats de Scorsese et de Stéphane Delorme du rachat des Cahiers du cinéma par Xavier Niel et Alain Weill, d’une part, et de producteurs, d’autre part. Ceux-là, même s’ils s’en défendent, ne sont pas de vrais amoureux du cinéma ; ils penchent plutôt du côté des films Marvel et de la fantasy, c’est-à-dire de ce qui rapporte du fric et de ce qui décervèle les masses. Ils sont plutôt de ceux qui risquent de précipiter la mort du cinéma comme œuvre d’art.

Et cela ajoute à la tristesse. Car, dans le même élan, on risque de perdre à la fois des artistes du cinéma comme Scorsese et les Cahiers du cinéma.