Rima Abdul-Malak a été estomaquée, dit-elle, par l’intervention de Justine Triet à Cannes. Elle y a vu « clairement un fond idéologique d’extrême gauche ».

D’autres voix de la droite rance se sont jointes à la sienne, comme celle d’Eric Woerth qui a cru intelligent de faire un bon mot en parlant d’anatomie d’un naufrage. Le sous-ministre de l’industrie, Roland Lescure, n’a pas été plus brillant en invoquant une anatomie de l’ingratitude (qu’en pense son frère, Pierre, président du Festival de 2014 à 2022 ?).

La palme de l’indécence revient néanmoins à un élu Renaissance (la clique à Macron), Guillaume Kasbarian, qui a appelé à « arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables », fustigeant une réalisatrice aussi talentueuse que Justine Triet, porte-drapeau d’un « petit microcosme biberonné aux aides publiques ».

Ces saillies ne grandissent pas leurs auteurs !

La ministre de la culture de Macron, elle, est culottée. Elle a été conseillère culture à l’Elysée de décembre 2019 à sa nomination à la rue de Valois en mai 2022. A ce titre, elle a dû étudier (on l’espère) le rapport Boutonnat sur le financement privé de la production et la distribution cinématographiques et audiovisuelles remis en décembre 2018 à Roselyne Bachelot. En revanche, il est avéré qu’elle ne s’est pas opposée à la reconduction de son auteur à la tête du CNC en 2022 !

Mme Abdul-Malak a oublié que Boutonnat, gestionnaire de fonds d’investissement et soutien financier de la campagne de Macron, dénonçait dans son rapport un système qui encouragerait la production de trop de films avec un taux de réussite en termes d’entrées ou en termes de profitabilité trop faible. Il préconisait également d’accélérer la concentration de la filière, en encourageant la création de grands groupes opérant sur tous les échelons de la production, distribution, voire exploitation, en partant d’un meilleur financement privé des sociétés de production, possible par une meilleure opportunité de générer des dividendes pour les actionnaires. Ceci serait rendu possible par une maitrise des coûts, mais aussi par la constitution de catalogues gérés par le producteur comme il l’entend, avec une chronologie d’exploitation à peine régulée, et où la sortie en salle pourrait être éliminée. Pour Boutonnat, le modèle qui a réussi à faire du cinéma français le premier en Europe, basé sur la valorisation de l’œuvre, est considéré comme dépassé, devant être remplacé par un soutien à un producteur de catalogue, censé être plus attractif aux investisseurs car moins risqué.

Le rapport Boutonnat n’était donc qu’un brûlot destiné à justifier une nouvelle politique, libérale, en matière de cinéma et d’audiovisuel.

L’intervention de Justine Triet avait tout pour contrarier la politique de Macron et de Rima Abdul-Malak ; cependant elle visait juste en déclarant : « Ce prix, je le dédie à toutes les jeunes réalisatrices et à tous les jeunes réalisateurs, et même à ceux qui aujourd’hui n’arrivent pas à tourner. On se doit de leur faire de la place. Cette place que j’ai prise il y a quinze ans dans un monde un peu moins hostile où il était encore possible de se tromper et de recommencer. Le pays a été traversé par une protestation historique extrêmement puissante et unanime de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante par et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. Socialement, c’est là où c’est plus choquant mais on peut aussi voir ça dans toutes les autres sphères de la société et le cinéma n’y échappe pas. La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française sans laquelle je ne serais pas là devant vous ».

Le rapport Boutonnat, prétexte à la marchandisation de la culture, ce n’est pas une vue de l’esprit de Justine Triet ; n’en déplaise à la ministre d’une culture-divertissement, où le bon peuple doit consommer des sous-produits culturels regardés sur des terminaux mobiles, rapportant des dividendes à deux chiffres aux financiers.

Curieuse circonstance, le soir de la proclamation du palmarès du Festival de Cannes, Rima Abdul-Malak était l’une des invitées de l’émission de Léa Salamé. Là, elle ne risquait pas d’être estomaquée, la star autoproclamée de France 2 et de France Inter avait sorti sa plus belle brosse à reluire pour encenser la ministre.

Rima Abdul-Malak estomaquée par Justine Triet, peut-être, mais culottée de préférer l’émission de Léa Salamé à la cérémonie du Festival de Cannes ! A chacun sa culture.

La culture, celle qui grandit l’homme et qui n’est pas qu’une industrie soumise aux seules règles du marché, est en grand danger ! Et Justine Triet a été bien inspirée de le rappeler.