Nous sommes à quelques jours des élections européennes où il nous est promis un triomphe pour le Front national (rebaptisé pour tenter de masquer sa véritable nature).

Les partis d’extrême droite s’installent partout et la peste brune guette aussi en France, où le climat politique est nauséabond et contagieux (il gagne la droite et même les entourages de Macron).

La liberté d’informer est menacée et pas seulement par les chaînes de Bolloré ; le service public envoie, lui aussi, des signes inquiétants.

L’Italie s’est donnée un gouvernement postfasciste avec Giorgia Meloni ; la reprise en main de la RAI est sévère et l’écrivain Antonio Scurati en a fait l’amère expérience le 20 avril quand sa chronique a été censurée.

Je prends l’initiative de publier son texte en guise d’avertissement à ceux qui s’apprêteraient à voter pour la liste d’extrême droite.

« Giacomo Matteotti fut assassiné par des tueurs à gages fascistes le 10 juin 1924.

Cinq hommes l’attendaient en bas de chez lui, des squadristes venus de Milan, des professionnels de la violence, engagés par les plus proches collaborateurs de Benito Mussolini. Giacomo Matteotti, secrétaire du Parti socialiste unitaire, le seul député du Parlement à s’opposer encore à visage découvert à la dictature fasciste, fut enlevé en plein centre de Rome, en pleine journée, à la lumière du jour. Il se battit jusqu’au bout, ainsi qu’il avait lutté tout au long de son existence. Les tueurs le poignardèrent mortellement, puis mutilèrent son cadavre. Ils le forcèrent pour pouvoir le fourrer dans une fosse sommairement creusée avec une lime de forgeron.

Mussolini fut immédiatement informé. Non content de s’être souillé de ce crime, il commit l’infamie de jurer à la veuve qu’il ferait tout son possible pour lui ramener son mari. Le Duce du fascisme prononçait ce serment alors que les papiers ensanglantés de la victime reposaient dans un tiroir de son bureau. 

Mais en ce faux printemps qui est le nôtre, on ne commémore pas seulement l’assassinat politique de Matteotti ; on commémore aussi les massacres nazi-fascistes que les SS allemands perpétrèrent en 1944 avec la complicité et la collaboration des fascistes italiens. Fosses ardéatines, Sant’Anna di Stazzema, Marzabotto, ce sont là quelques-uns des lieux où les alliés démoniaques de Mussolini massacrèrent de sang-froid des milliers de civils italiens sans défense. Parmi eux, des centaines d’enfants et même de bébés. Un grand nombre furent carrément brûlés vifs, certains furent décapités.

Ces deux anniversaires funestes – printemps 1924, printemps 1944 – témoignent que le fascisme a été tout au long de son existence historique – et pas seulement à la fin, ou à quelques occasions – un phénomène irrachetable d’une violence politique systématique, marquée par le crime et le terrorisme. Les héritiers de cette histoire vont-ils enfin le reconnaître ?

Hélas, tout laisse entendre qu’il n’en sera rien. Après sa victoire aux élections d’octobre 2022, le groupe postfasciste au pouvoir disposait de deux possibilités : répudier son passé néofasciste ou tenter de réécrire l’Histoire. Il a indubitablement choisi la seconde.

La présidente du Conseil, qui avait évité le sujet durant sa campagne électorale, s’est obstinément conformée à la ligne idéologique de la culture néofasciste dont elle est issue, chaque fois que les anniversaires historiques l’ont contrainte à l’affronter : elle a pris ses distances par rapport aux atrocités indéfendables du régime (la persécution des Juifs), sans jamais renier l’expérience fasciste dans son ensemble, elle a imputé aux seuls nazis les massacres perpétrés avec la complicité des fascistes de la République de Salò, enfin elle a désavoué le rôle fondamental de la Résistance dans la renaissance italienne (au point de ne jamais employer le mot « antifascisme » à l’occasion du 25 avril 2023).

À l’heure où je vous parle, nous sommes de nouveau à la veille de l’anniversaire de la Libération du nazi-fascisme. Le mot que la présidente du Conseil a refusé de prononcer palpitera encore sur les lèvres reconnaissantes des démocrates sincères, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite. Tant que ce mot – antifascisme – n’aura pas été prononcé par ceux qui nous gouvernent, le spectre du fascisme continuera de hanter la maison de la démocratie italienne. »

Antonio Scurati