22,50 mètres de haut et 350 tonnes d’acier, un monstre monumental, qui emprunte à tous les arts, à toutes les écoles contemporaines irrévérencieuses et bourré de symboles pour contribuer à la critique de la société contemporaine ; voilà qui résume mal l’œuvre extravagante de l’inénarrable artiste suisse Jean Tinguely, érigée, clandestinement à l’origine, en plein milieu des arbres altiers, dans le bois dit des pauvres, sur le territoire de la commune de Milly-la-Forêt.
Jean Tinguely touchait au génie et son monstre de métal baptisé le Cyclop est génial. Il se regarde, on écoute ses bruitsmétalliques et on reste ébahi ; puis on l’admire et on veut comprendre ce qui revient au mouvement dada, à l’art brut, à l’art cinétique, au nouveau réalisme. Les guides ne sont pas de trop pour aider le visiteur à ‘’pénétrer’’ le grand œuvre de Tinguely, mais aussi d’une bande de copains, à commencer son épouse, Niki de Saint-Phalle, Daniel Spoerri, Bernhard Luginbühl, Rico Weber, car le Cyclop est aussi le fruit d’une grandiose œuvre collective d’artistes soucieux de bousculer les esprits, la société et ses travers, débutée en 1969, au sortir des grandes grèves de 1968.
Réalisé uniquement avec des matériaux de récupération, rebuts de notre société industrielle, y compris par un morceau de manche à air du Centre Pompidou ‘’volé’’ sur le chantier de sa construction (ces artistes-là osaient tout), le Cyclop n’a reçu l’aide d’aucun sponsor et il a fallu des années (25 au total) de persévérance pour venir à bout d’un projet fou, conçu au jour le jour, après des discussions qu’on imagine interminables entre tous les protagonistes.
Le monstre de ferraille (de béton et de verre sur le toboggan) interroge, provoque, surprend ; son oeil nous épie et nous oblige à pénétrer plus avant dans l’œuvre, unique en son genre dans le monde de la sculpture.
Il émane de cet oeil l’esprit de dérision de ses concepteurs ; il force à sourire et à rire. Mais il ne s’agit pas d’un rire gratuit ; il entraîne une profonde réflexion, absolument nécessaire sur la place de l’art dans la société quand la financiarisation tend vers l’uniformisation des toutes les formes de l’expression artistique. Aucun détail n’est gratuit ; un wagon de marchandise, hissé au troisième étage, a pris place dans l’œuvre pour accueillir un hommage aux déportés d’une autre artiste suisse, Eva Aeppli, la première épouse de Tinguely. Arman, Soto ou encore César ont trouvé également une place dans ce qu’on peut voir aussi comme un musée, sans oublier un hommage à Yves Klein, l’ami de toujours, au sommet de l’œuvre.
Ultime pied de nez de Jean Tinguely, une fois terminé, le Cyclop a été cédé à l’Etat et c’est François Mitterrand qui en fera l’inauguration le 24 mai 1994. Hélas, le génial suisse n’assista pas à la scène qui n’a sans doute pas manqué pas de piquant, il était mort trois ans plus tôt. Nul doute qu’il aurait apprécié.