Les Français confinés ont lu ; c’est ce qu’ont rapporté mes collègues journalistes. Si l’information est avérée, il s’agit d’une bonne nouvelle. Mais, aussitôt, de m’interroger : qui a lu ? Et quoi ?
Une chose me semble certaine : ceux que les mêmes ont surnommé les héros n’ont pas lu. Imagine-t-on une infirmière ou une aide-soignante d’un service de réanimation lire après une succession de journées harassantes passées au chevet de citoyens contaminés ? Imagine-t-on une mère de famille habitant en Seine-Saint-Denis, se rendant chaque jour dans une autre banlieue après deux heures de transport en commun, réduits, pour y faire le ménage dans des bureaux et rentrant s’occuper de ses enfants restés à la maison ? Imagine-t-on un cycliste de Uber Eats ou de Deliveroo ayant arpenté les rues en multipliant les livraisons de repas pour gagner un salaire de misère ?
Les héros étaient fatigués ; c’est sans doute pour cela qu’on en a fait des héros. Personne ne voudrait partager leur sort !
Alors, la lecture serait-elle réservée à une élite, aux cols blancs, aux cadres ou aux employés, à ceux qui ont déjà une culture ?
Le livre est irremplaçable disait Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT en 1981, « tout simplement parce qu’il reste aujourd’hui pour beaucoup de travailleurs le passeport obligatoire pour accéder à d’autres activités culturelles ». Et l’accès à la culture est nécessaire à la connaissance et à l’émancipation.
Les dictatures ont toujours brûlé (ou censuré) les livres et les tenants du pouvoir, même ceux qui ont été démocratiquement élus, ont toujours tenté de tenir le peuple dans l’ignorance, comme le soutenait déjà Robespierre : « Les hommes d’affaires se sont toujours chargés d’enseigner eux-mêmes l’arithmétique afin que personne ne puisse vérifier leurs comptes. »
Briser les obstacles matériels et culturels objectifs pour favoriser la lecture est un enjeu majeur des ‘’jours d’après’’ qu’il nous faut inventer. Pour rétablir une réelle démocratie, abimée par le néolibéralisme, il faut, aujourd’hui, réduire le temps de travail de tous, évacuer les emplois précaires et placer les salariés dans une situation où les temps de loisirs et d’accès à la culture ne seront plus sacrifiés aux dogmes de patrons assoiffés de profits et de dividendes.
Combler le déficit démocratique, le déficit d’éducation à la citoyenneté, le déficit à l’accès à la culture est un beau combat à mener. Toutefois, que lira-t-on demain au terme de cette révolution ?
Aujourd’hui, tous les acteurs du livre appellent à l’aide car la crise sanitaire les a atteint durement ; auteurs, petites maisons d’édition, libraires, bibliothécaires, oubliés par Emmanuel Macron, ont lancé des cris d’alarme. Les gros éditeurs qui écrasent le marché, eux, se frottent les mains et lancent déjà les best-sellers, ces livres à gros tirage, avec force campagne de publicité comme pour les produits de consommation courante. C’est Guillaume Musso, Marc Lévy, Joël Dicker, Katherine Pancol, autant d’auteurs dont on dit qu’ils sont « easy reading », faciles à lire. C’est tout dire.
Pour amener les héros d’hier sur les rivages de la lecture, il faudra également réorienter les aides à la création vers les petites maisons, les seules à oser éditer des auteurs de talents dont les livres ne seront jamais de best-sellers.
La lecture est un combat et le livre l’instrument de la lutte pour reconquérir respect, responsabilité et, au bout du compte, pouvoir.