Louis-Albert Serrut, auteur d’une thèse Arts et sciences de l’art sur ‘’Jean-Luc Godard, cinéaste acousticien’’, est un personnage hors du commun. Il écrit, fort bien, réalise des courts métrages et des documentaires, fort beaux ; mais, il est aussi syndicaliste et secrétaire général du syndicat CGT des VRP de la région parisienne.

Il vient de publier une tribune dans L’Humanité sous le titre, ‘’CNR ou l’effacement de la mémoire’’, qui mérite d’être largement connu. Je le publie in extenso, compte tenu de son importance et de son actualité.

« Les classes conservatrices se sont toujours efforcées de couvrir de leurs voix celles qu’elles ne voulaient pas entendre. Les hérauts des catégories sociales indésirables ont été poursuivis par la haine des bourgeois et la justice aux ordres. Auguste Blanqui, assigné en Bretagne pendant la Commune ; Émile Zola, chantre du prolétariat condamné par les tribunaux, furent de ceux-là. Le processus est ancien mais sa vigueur dans les médias, majoritairement détenus par les capitalistes, devient telle qu’elle doit nous alerter sur la possibilité du débat et de la démocratie elle-même. Les signes nombreux se multiplient, le rythme s’accélère d’une dé-historisation générale et d’un contrôle accru de l’expression politique. Nous savons que la révolution ouvrière de février 1848 fut effacée par la réplique terrible de juin ; de quels dénigrements la Commune fut victime et l’est encore aujourd’hui au point d’être effacée de l’histoire enseignée ; que la colonisation aurait été « positive » et non criminelle ; que la France durant la Seconde Guerre mondiale fut résistante, à l’appel d’un général inconnu réfugié à Londres.

L’histoire officielle célèbre l’appel du 18 juin 1940 de De Gaulle, elle oublie celui du 17 juin que Charles Tillon, dirigeant du Parti communiste, lança de France aux syndicats et à toute la classe ouvrière, appel à résister au nazisme hitlérien. La mémoire de la Résistance, de ses victimes et martyrs, reste masquée par la propagande gaullienne. Au Mont Valérien, derrière les seize stèles du mémorial de la France combattante, derrière la porte étroite, ce sont les milliers de fusillés communistes qui sont rappelés à notre souvenir. Et aussi les fusillés de Châteaubriant, Voves, Aincourt, et bien d’autres lieux, honorés chaque année par les amicales, associations, syndicats, salariés, par le mouvement ouvrier.

La classe politique capitaliste prétend aujourd’hui refuser aux partis de gauche d’être républicains. S’arrogeant d’être – seule – républicaine, elle voudrait leur dénier leur nature même, démocrates et républicains, les disqualifier et les effacer de la scène politique. C’est oublier le sacrifice de générations de salariés, de travailleurs, de citoyens pour l’avènement, la sauvegarde et le maintien de la République aux périodes les plus troubles, durant les guerres coloniales, en 1934, sous l’occupation nazie, pendant la guerre d’Algérie, et le rejet de Le Pen en 2002. L’effacement se fait aussi par les mots. En traitant de factieux et séditieux le mouvement des gilets jaunes, le pouvoir politique asservi au capital a voulu lui dénier toute existence et tout droit à la parole, taire son expression. Il l’a maltraité par la matraque, avant d’effacer ses traces sur les ronds-points et de « noyer tout ça dans le bla-bla du grand débat », comme le dit François Ruffin.

En qualifiant d’extrêmes les partis de gauche, à l’égal du RN, Macron et ses épigones dénaturent la réalité politique, manipulent l’opinion et les citoyens, tentent de disqualifier les forces progressistes pour les effacer en les assimilant, par amalgame, au parti raciste et xénophobe d’extrême droite. Par ces renoncements, ils signent leur perte des principes républicains, ceux du droit et ceux des droits de l’homme. Ils s’efforcent d’effacer ce fait inédit dans la Ve République, la victoire d’un groupe de gauche contre le parti présidentiel. Déclarer « la police tue » a suscité l’injonction par les conservateurs de retirer ces mots. Pourtant, la mémoire est encore fraîche, de Rémi Fraisse, Adama Traoré à Cédric Chouviat, de la longue liste des assassinats légaux de citoyens, militants, syndicalistes, tous de la classe laborieuse.

La création d’un comité national de la refondation est la dernière offensive en date contre la mémoire collective du mouvement ouvrier. L’acronyme de ce projet reprend celui du Conseil national de la Résistance, CNR, pour mieux l’effacer en remplaçant l’ancien par un nouveau actuel. L’attaque est délibérée, elle démontre l’arrogance de son initiateur vis-à-vis du passé, son mépris pour ceux-là qui l’animèrent et le firent exister, dont nombreux furent assassinés, et son manque de considération pour les citoyens. Mais la mémoire ne dépend pas d’un décret, elle ne se constitue pas à la demande et ne s’efface pas aisément. »