Asli Erdogan est une immense autrice turque ; pourchassée puis emprisonnée par le dictateur, Recep Tayyip Erdogan (seul le patronyme est commun), elle vit aujourd’hui en exil en Allemagne. Douloureusement.

Pourquoi me suis-je rapproché d’un de ses livres, sans doute le plus beau, La ville dont la cape est rouge, écrit en 1998 (Actes Sud) ? Certaines fulgurances ne s’expliquent pas.

Asli Erdogan a séjourné deux ans à Rio, « la ville la plus dangereuse du monde » comme elle l’écrit, violente où on vit en permanence aux côtés de la mort. Mais Rio de Janeiro l’a subjuguée.

Je ne tenterai pas de résumer son livre, il faut le lire avec la gourmandise et l’enthousiasme d’Asli Erdogan et l’apprécier. Mais j’ai retrouvé dans La ville dont la cape est rouge des phrases inoubliables, comme celles-ci :

« Les sans-abri constituent la flore des rues de Rio, qui, selon la saison, sont noyées dans la boue ou dans la poussière. Des boulevards bordés de palmiers du quartier touristique de Copacabana jusqu’aux coins retirés des bidonvilles les plus pauvres, ils sont dispersés partout ; ils occupent les places, les ponts, les entrées des hôtels, des restaurants, des églises, des immeubles. Ils sont pareils à des billes qu’un voyageur, se promenant dans les rues de la ville, aurait éparpillées par poignées. Des dizaines de milliers de billes, projetées hors du domaine de l’humanité, avec la force centrifuge de l’engrenage de la civilisation… »

« Leur mort est toujours silencieuse, comme une bougie qui s’éteint dans le vent. Une mort à laquelle ne se mêlent ni prières, ni cantiques, ni trompettes. Ils ne gémissent pas, ne hurlent pas, ne se révoltent pas. Parce qu’il n’y a personne pour les entendre. Ils résistent à la moindre particule de vie qui leur reste, avec la passion la plus vieille, la plus désespérée, la plus irrésistible du corps, avec une volonté de fer, ils résistent, résistent, résistent… »

Ces lignes admirables (et d’autres) sont sans doute celles qui m’ont rapproché du livre (Mémoire et inconscient fonctionnent encore bien !). Parce qu’elles ont une résonnance actuelle. Les milliers de réfugiés autour du périphérique parisien, sous leurs tentes dérisoires, dans leurs bidonvilles de planches et de cartons, et les milliers de sans-abri qui n’attendent plus rien sur les grilles de métro à la recherche d’un peu de chaleur parce qu’ils ont été rejetés des quais par un mobilier modernisé pour ne plus les voir, ces milliers d’ombres, donc, avec leurs enfants qui ne connaîtront peut-être jamais l’école, qui ne feuillèteront sans doute jamais un livre avec des yeux ébahis et seront privés de rêves, ces milliers d’ombres, encore, dont le nombre ne cesse de grossir, résistent dans l’indifférence d’un prétendu monde nouveau.

Tout ce monde de laissés pour compte de la civilisation du fric-roi ressemble étrangement aux billes de Rio d’Asli Erdogan. Mais si à Rio, Lula a réussi à sortir des milliers de billes de la misère, à Paris Macron en augmente le nombre chaque jour.

Alors, résistons. Avec Asli Erdogan. En dénonçant cette civilisation.