Bruno Latour est mort dimanche à 75 ans. Le nom du philosophe de l’écologie était inconnu du grand public et sa notoriété était plus grande dans les milieux anglophones qu’en France. Ses travaux et ses œuvres sont pourtant d’une importance capitale, même si Pierre Bourdieu s’est opposé à lui en lui prêtant une ‘’fausse radicalité’’.

En janvier dernier il avait accordé un entretien à Télérama et l’hebdomadaire a eu l’heureuse intiative de la reprendre sur son site. J’ai retenu de l’échange avec Weronika Zarachowicz l’évocation du film d’Adam McKay, « Don’t Look Up » diffusé sur Netflix (hélas) :

« J’ai d’abord trouvé le film caricatural, et la métaphore de la comète qui s’écrase contre la Terre, mal choisie : pour parler du réchauffement, pourquoi faut-il parler d’autre chose que du réchauffement ? Le changement climatique n’est pas un ennemi extérieur, c’est quelque chose de très intime, qui est inséré partout et qui est déjà en marche ! Mais après une longue discussion avec mon fils, je l’ai revu et j’ai changé d’avis. Le film m’a fait penser au Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, où il est aussi question d’une catastrophe annoncée — un holocauste nucléaire. Mais quand je l’ai vu en 1964, on riait, même si on riait jaune. Rien à voir avec Don’t Look Up. Comme l’a parfaitement résumé une serveuse de restaurant avec laquelle j’ai discuté du film : « Si ça se trouve, c’est ce qui va se passer bientôt. » Et personne ne trouve ça drôle. Adam McKay a capté le sérieux de la situation, qui fait que le film est profondément perturbant et, en ce sens, très efficace. Beaucoup de climatologues, d’ailleurs, se sentent soulagés, et disent : c’est moi, c’est nous, c’est ce qui nous arrive. »

La journaliste enchaîne par une question sur un prochain anéantissement général de l’espèce humaine ; Bruno Latour a fourni une réponse d’une rare lucidité :

« Sauf que le meilleur personnage du film, l’hypercapitaliste complètement dans l’esprit du temps, affreux mélange d’infantilisme, d’imaginaire technique et d’arrogance totale, s’en sort. Il organise sa fuite. Comme, aujourd’hui, Elon Musk, Jeff Bezos et les autres clowns richissimes et narcissiques qui s’offrent des virées dans l’espace. On est loin de John Glenn et Youri Gagarine : pour nous, les garçons blancs des années 1960 — je ne sais pas s’ils ont fait le même effet aux filles —, ils étaient des pionniers de l’évolution humaine. Glenn et Gagarine avaient des sourires de fierté, pleins de la confiance d’avoir derrière eux une civilisation. Les sourires, ou plutôt les rictus de tous ces cinglés d’Elon Musk, de Jeff Bezos ou de Richard Branson, nous envoient un tout autre message : la planète va mal, on se tire, démerdez-vous ! »

Quand cessera-t-on de s’ébaubir devant les prétendus exploits des trois clowns comme le font les journalistes de télévision ? Les trois cinglés sont les parfaits prototypes de la prétendue réussite du monde égoïste que les plateformes veulent imposer au monde.