Augustin Trapenard, le banquier repenti, qui, chaque jour sur France Inter à 9h10, anime l’excellente émission Boomerang, a eu une idée formidable. Exit Boomerang donc et place à Lettres d’intérieur. Il a demandé à des écrivains, artistes, comédiens, de rédiger une lettre sur un sujet libre à la personne de leur choix pendant la période de confinement. Et, lui, Augustin Trapenard lit ces lettres. Un moment rare et intelligent ; de la grande radio.

Erri De Luca a écrit à une opposante au tunnel sous le Mont-Blanc emprisonnée ; sa lettre est touchante d’humanité. Alain Mabanckou, lui, a écrit à la France.

Ariane Ascaride, la délicieuse comédienne, la compagne de toujours de Robert Guédiguian, elle, a écrit à un jeune Montreuillois. Sa lettre est si émouvante, si belle que j’ai cru bon de la publier pour continuer de partager des mots, rien que des mots, mais qui mis bout à bout font une lettre merveilleuse de sensibilité et de témoignage sur les inégalités, un engagement à lutter pour les éradiquer.

« Je décide de t’appeler « Beau gosse ». Je ne te connais pas. Je t’ai aperçu l’autre jour alors que, masquée, gantée, lunettée, j’allais faire des courses au pas de charge, terrifiée, dans une grande surface proche de ma maison. Sur mon chemin, je dois passer devant un terrain de foot qui dépend de la cité dans laquelle tu habites et que je peux voir de ma maison particulière pleine de pièces avec un jardin.

Je suis abasourdie de vivre une réalité qui me semblait appartenir à la science fiction.

À mon réveil chaque jour je prends ma température, j’aère ma maison pendant des heures au risque de tomber malade, paradoxe infernal et ridicule. La peau de mes mains ressemble à un vieux parchemin et commence à peler, je les lave avec force et savon de Marseille toutes les demie heures. Si je déglutis et que cela provoque une légère toux, mon sang se glace et je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas appeler mon médecin. Je n’ai d’ailleurs pas fui en province pour rester proche de lui. Je deviens folle !

Sortir me demande une préparation  mentale intense, digne d’une sportive de haut niveau, car pour moi une fois dehors tout n’est que danger ! Et c’est dans cet angoissant état d’esprit, que je t’ai vu, loin, sur ce terrain de foot, insouciant, jouant avec tes copains, vous touchant, vous tapant dans les mains comme des chevaliers invincibles protégés par le bouclier de la jeunesse.

Vous étiez éclatants de sourire, d’arrogance, de vie mais peut-être aussi porteurs de malheurs inconscients.

Si vous étiez dehors, c’est qu’il n’est pas aisé d’être je ne sais combien dans un appartement toujours trop étroit, c’est invivable et parfois violent.

Vos parents travaillent, eux, toujours, à faire le ménage dans des hôpitaux sans grande protection ou à livrer toutes sortes de denrées et de colis que nous récupérerons prudemment avec nos mains gantées après qu’ils ont été posés devant nos portes fermées. Prudence oblige.

Bakari, je suis née dans un monde similaire au tien je n’ai eu de cesse de l’avoir toujours très présent dans mon cœur et ma mémoire, et je n’ai eu de cesse de le célébrer et d’essayer de faire changer les choses.

Aujourd’hui je te demande pardon, à toi porteur sain certainement qui risque d’infecter l’un des tiens.

Je te demande pardon de ne pas avoir été assez convaincante, assez entreprenante, pour que la société dans laquelle tu vis soit plus équitable et te donne le droit de penser que tu en fais partie intégrante. Tout ce que je dis aujourd’hui, tu ne l’entendras pas, car tu n’écoutes pas cette radio.

Je voudrais juste que tu continues à exister, que ta mère, ton père, tes grands-parents continuent à exister, à rire et non pleurer.

Je ne sais pas comment te parler pour que tu m’entendes : je suis juste une pauvre folle masquée, gantée, lunettée, qui passe non loin de toi et que tu regardes avec un petit sourire ironique car tu n’es pas méchant, tu es simplement un adolescent qui n’a pas eu la chance de mes enfants.

Ariane Ascaride, Montreuil, 26 mars 2020 »