Jack Ralite et Marcel Trillat sont partis récemment, dans un espace court ; au fond trois ans d’intervalle, qu’est-ce au niveau de notre humanité ? 

Leurs combats ont beaucoup de choses en commun et il ne faut pas croire qu’il s’agit de ceux d’une génération dépassée. On doit en prendre la mesure aujourd’hui pour que leurs paroles, extraordinairement actuelles, continuent d’alimenter le débat d’une époque troublée. Quand la culture et le monde du spectacle sont menacés par le coronavirus, prétexte inédit et bienvenu pour un pouvoir politique qui taille dans les budgets non rentables selon son logiciel comptable, seulement comptable. Quand la télévision de service public est menacée au nom de la même notion de rentabilité.

Les coups de gueule de Ralite et Trillat, ceux de l’homme de toute la culture, avec un penchant pour le théâtre, et ceux de l’homme de télévision de service public, mais aussi de toute la télévision et de l’information, venaient éclairer le débat en dénonçant les arrière-pensées des fossoyeurs de la culture française.

Aux assises du service public en 1996, sur le thème de ‘’l’enseignement artistique est-il rentable ?’’, Jack Ralite avait dénoncé « un discours gestionnaire qui restreint la tâche de gouverner à l’ambition d’être un comptable supérieur. C’est l’économie cheval de Troie ! » Quelle lucidité.

Il avait poursuivi en disant : « On voit bien que si on s’enferme dans l’entrée par l’argent la question de la rentabilité a vite fait de régler le problème. Mais si on entre par l’autre porte, c’est-à-dire par l’humain, l’homme, la femme, c’est tout autre chose. Alors, c’est l’aventure de l’esprit, c’est penser l’humain dans sa pluralité. » Argument imparable et définitif.

Marcel Trillat, lui, dénonçait dès 1971 : « La concurrence purement commerciale qui s’instaure entre les deux chaînes (et bientôt entre les trois) est utilisée pour attaquer l’audience des émissions d’information ». La stratégie, « une trahison », disait-il, n’avait qu’un visée, « la mainmise du pouvoir sur les actualités télévisées ».

C’est ce même discours gestionnaire qui est porté à un niveau inédit aujourd’hui par Emmanuel Macron, qui prétend réduire les lieux de culture au nom de la rentabilité et intime l’ordre à Delphine Ernotte de réduire le nombre de chaînes et jusqu’aux émissions.

Dans son discours de 1996, Jack Ralite avait dressé un constat se menant aussi au plan sémantique : « Le vocabulaire lui même évolue : on ne dit plus « œuvre », on dit « produit » ; on ne dit plus « public », on dit « client » ; on ne dit pas « organisation de la compréhension » (pour citer Maïakowsky), on dit « publicité » ; on ne dit plus « réalisateur », on dit « technicien de l’image » ; on ne dit plus « chercher ensemble » mais « concurrence ». Avec cette démarche, les comptes sont contre les contes ; ce qui est cherché, c’est le plus petit commun dénominateur, le produit fade, le prêt à porter, c’est l’apologie (comme dirait Hugo) du style « coucher de bonne heure  » ou (comme une poétesse russe) de « l’œuvre limonade « . C’est ça la rentabilité économique ! »

Il avait emprunté de très belles expressions à Luigi Nono, le musicien italien : « Il dit qu’il faut vivre avec des êtres incommodes, qu’il faut avoir l’écoute de l’autre, qu’il ne faut pas chercher l’unanimité, le succès, l’approbation, mais essayer d’entendre la diversité ; qu’il faut pénétrer lentement dans les phénomènes, qu’il faut constater que lorsque l’on parle ainsi, évidemment c’est un genre d’attitude qui ne correspond pas aux besoins du marché. » On les a accusé d’être des militants, ils n’étaient que des démocrates, vrais, au sens plein du mot.

Marcel Trillat, lui, a milité durant toute sa carrière pour les mêmes idéaux que son aîné ; pour l’homme de télévision, le service public est la propriété de la collectivité et doit être au service de la nation tout entière, ouvert à l’expression de toutes les tendances, politiques, syndicales, philosophiques et religieuses. Il rappelait toujours que l’information doit être présente partout et sous toutes ses formes dans tous les programmes, comme une composante essentielle de la culture et de la vie démocratique.

Les deux discours, celui de Ralite et celui de Trillat, se sont constamment croisés et sont étonnamment d’actualité ; tous les deux ont été durant toute leur vie fidèles à ces engagements indéfectibles. Sans compromission, sans reniement. Ils se sont rejoints dans un combat somme toute commun ; il doit rester le nôtre, comme il fut celui de Jean Vilar, qui, dès 1966, dans un appel mémorable déclarait : « Il faut soustraire la culture à l’emprise du profit. »