Certes, l’expérience enseigne beaucoup de choses aux hommes. Avant que l’événement nous soit manifeste, aucun divinateur ne nous dira ce qui doit arriver.

(Sophocle, Ajax, entre 450 et 44O av. J.-C.)

Le peuple de la France de 2020 souffre, atteinte par un sale virus, pendant que se déroule un événement théâtral aussi considérable que lamentable, dont certains acteurs semblent tout droit sortis d’une tragédie de Sophocle, quand d‘autres sont si caricaturaux qu’ils paraissent tout droit sortis de la commedia dell’arte.

Dans cette pièce aux multiples rebonds, plusieurs héros s’opposent farouchement comme dans la tragédie grecque sur fonds de défense de leurs intérêts, déchaînant les passions, mais prêts à toutes les bassesses. On y croise également le héros rejeté par son milieu, obstiné jusqu’à la naïveté, prêt à aller jusqu’au sacrifice ultime, comme Ajax ou Œdipe (du moins le prétend-il). 

La commedia dell’arte a également inspiré les acteurs : on croise plusieurs personnages dignes de Mascarille, le maître en fourberies, ou de Pagliaccio, la victime (loin d’être innocente) véritable souffre-douleur des précédents. La pièce repose aussi sur quelques seconds couteaux, comme le fourbe et intrigant Matamore, prêt à toutes les trahisons.

Dans cette pièce dédiée au dieu fric, les acteurs sont tous des hommes comme dans le ‘’club de citoyens’’ d’Athènes ; ici pas d’Electre, pas d’Antigone, pas de Déjanire, pas d’Eurydice, que des hommes portant le même uniforme, costume gris d’Alexander Amosu – chemise de Dior ou de Mytheresa – cravate en soie – chaussures de Berluti – montre de Rolex. Uniforme obligatoire par déférence à son rang social ; signe qu’on a réussi sa vie, comme l’affirmait l’un des leurs, publicitaire de renom.

Par ordre d’entrée en scène, les acteurs, véritables stars dans le milieu, sont : Arnaud Lagardère, Joseph Oughourlian, Nicolas Sarkozy, Vincent Bolloré, Marc Ladreit de Lacharrière et Bernard Arnault. Le lecteur, avisé, aura immédiatement identifié qui tient le rôle de Mascarille, de Pagliaccio ou encore de Matamore.

On peut ajouter un personnage qui n’intervient pas directement, mais qui a joué un rôle en coulisse, Dominique D’Hinnin. Quant au Choryphée, il est plus fourni qu’à Athènes ; experts d’agences de notation, experts d’agences conseils, communicants, experts en valeur (sic), banquiers d’affaires, traders, journalistes spécialisés médias ou économie ont été convoqués nombreux, qui pour souffler leur texte aux acteurs, qui pour rapporter les scènes sur l’agora d’aujourd’hui.

Cette (brillante) distribution pèse des dizaines de milliards et les acteurs s’écharpent sur la scène du monde de la finance pour conquérir quelques parts de marché supplémentaires au détriment de Pagliaccio-Arnaud Lagardère. Ou pour défendre son honneur.

Ils se disent tous amis, mais se haïssent superbement ; ils se croisent dans les lieux les plus huppés, fréquentent les mêmes ‘’dîners en ville’’ et certains habitent le même haut lieu de la nouvelle bourgeoisie parisienne, une résidence privée et fermée, la Villa Montmorency, loin des regards curieux, dont le règlement de copropriété est particulièrement strict.

Derrière les conventions, dans les affaires, la haine les habite. Le monde des prétendus grands industriels est plus cruel que celui de Sophocle et plus grotesque que celui des bouffonneries de la commedia dell’arte. Monde consternant ; personnages boursouflés d’orgueil, riches à milliards mais pauvres d’esprit et en imagination. Monde perverti et égoïste quand des millions de gens sont simplement à la recherche d’un petit boulot pour survivre, après une crise sanitaire sans précédent et une crise économique que les personnages de notre événement ont contribué à creuser.

Autant le dire immédiatement, la pièce est nauséabonde ; elle devrait déclencher un scandale digne de la bataille d’Hernani de Victor Hugo en 1830 tant il est concerné par la chute d’une pièce à rebondissements, mais le bon peuple, lassé de l’hubris des protagonistes, se tient à l’écart et leur manifeste un lourd mépris.

Paris en 2020 n’a rien de commun avec l’Athènes antique, où la tragédie avait une fonction de catharsis. La pièce d’aujourd’hui ne provoque aucune décharge émotionnelle dans une population préoccupée par ses problèmes immédiats de pouvoir d’achat, d’emploi et de santé ; les chamailleries entre milliardaires ne la concernent pas. D’ailleurs, les médias, c’est-à-dire leurs médias, se gardent d’informer ; les différents épisodes et les rebondissements ne s’étalent que dans la presse économique et les quotidiens dont les protagonistes sont les nouveaux propriétaires. Leur fric leur a permis de faire main basse sur les moyens d’information les plus lus, les plus regardés, donc les plus influents ; de fait, aujourd’hui, les acteurs de cette mauvaise pièce ont tous les pouvoirs, y compris celui d’imposer le silence sur leurs scandaleuses affaires.

Jack Ralite, l’homme de culture admirable, aimait citer cette phrase qui sied si bien à la situation présente : « L’esprit des affaires l’emporte sur les affaires de l’esprit. » L’objet du conflit de cette année 2020 n’est pas que chamailleries, quand l’avenir de la vieille Librairie Hachette, ses autrices et ses auteurs, les enfants et les enseignants à qui elle fournit des manuels scolaires, ses lectrices et ses lectrices de fictions, d’essais, des albums Astérix, ou quand les auditrices et auditeurs d’Europe 1 sont lorgnés goulûment par Vincent Bolloré, le censeur en chef de Direct Matin, iTélé ou Canal+, celui qui ose dire que, dans ses médias, il a « le final cut ».

Ce qui se joue sur la scène du théâtre Lagardère, l’affrontement de belligérants qui possèdent le fric, les industries de l’information et du divertissement, nous concerne directement et profondément. C’est un pan entier de la démocratie qu’ils se disputent à coups de milliards.

Victor Hugo, Balzac et Zola y auraient trouvé matière à une étude de mœurs avec ces riches patrons de groupes industriels financiarisés, dont la férocité des pratiques relationnelles engendrent une violence sociale inouïe.

Au final de la pièce, salariés et contribuables paieront l’addition des dérives d’un hyper-capitalisme financier odieux, intoxiqué par des cours de la bourse dopés.