Gianfranco Rosi a placé sa caméra derrière Pietro Bartolo, médecin à Lampedusa, l’île qui, depuis vingt ans, a vu débarquer 400 000 migrants et a évalué à environ 15 000 le nombre de morts.

Le médecin est, lui, placé devant son ordinateur où il fait défiler des photos de sauvetage de réfugiés. Avec beaucoup de retenue, mais avec une émotion palpable dans son débit, il témoigne d’une voix douce :

« Ils étaient 840 sur ce bateau. Ceux-là étaient en première classe. Tous ceux-là, ils étaient dehors ; ils avaient payé 1500 dollars. Ceux de la deuxième classe, ici au milieu, avaient payé 1000 dollars. Et chose que j’ignorais, en bas dans la cale, il y en avait plein. Ils avaient payé 800 dollars. La troisième classe.

Quand je les ai fait descendre à terre, ça n’en finissait pas. Des centaines de femmes et d’enfants. Ils étaient mal en point, surtout ceux de la cale. Ils étaient en mer depuis 7 jours. Déshydratés. Dénutris. Epuisés. Je me souviens d’en avoir emmené 68 aux urgences. En mauvais état.

Ce jeune garçon était gravement brûlé. Très jeune, dans les 14-15 ans. Nous voyons énormément de ces brûlures. Des brûlures chimiques dues au carburant. Parce qu’ils embarquent sur des canots pneumatiques. Des canots délabrés. Pendant le voyage ils doivent remplir des jerrycans d’essence. De l’essence se répand à terre, se mêle à l’eau de mer et imprègne leurs vêtements. Ce mélange toxique provoque de graves brûlures qui nous inquiètent et nous donnent beaucoup de travail. Et qui ont des suites parfois fatales. Voilà.

Tout homme a le devoir, s’il est un être humain, de secourir ces personnes. Quand nous y parvenons, nous en sommes vraiment heureux. Heureux d’avoir pu les aider. C’est parfois impossible, hélas. Et je dois parfois assister à des choses épouvantables. Des morts, des enfants… Quand cela arrive, je suis obligé de faire ce que je déteste le plus : l’inspection des cadavres. J’en ai fait beaucoup, sans doute trop.

Beaucoup d’amis ou de collègues me disent : « Tu en as tellement vu… Tu es habitué ». C’est faux. Comment peut-on s’habituer à voir des enfants morts, des femmes enceintes, des femmes qui ont accouché sur des canots en perdition, l’enfant encore attaché par le cordon ombilical… Et tu dois les mettre dans les sacs et les cercueils, tu dois même faire des prélèvements. Tu dois couper un doigt ou prélever une côte. Couper une oreille à un enfant même après la mort, cet autre outrage. Mais c’est utile. Et donc je le fais.

Tout ça te laisse avec une colère, un vide dans l’estomac, un trou. Tu penses, tu rêves d’eux… Je fais des cauchemars où je revis, souvent… Souvent ! »

Sans commentaire.

Mais avec une grande reconnaissance à Gianfranco Rosi pour son travail et à Pietro Bartolo pour son témoignage. Qui devraient être montrés à tous ces politiciens qui ont fait de la tragédie des réfugiés un fond de commerce répugnant, révoltant.

Et merci à Arte d’avoir programmé ce magnifique documentaire, Fuoccoammare, par-delà Lampedusa.