Caitlin Johnstone était une journaliste australienne. C’était hier ; elle a abandonné son métier au prétexte qu’elle s’est « vite rendue compte que travailler dans la grande presse équivaut à la resucée des dépêches de Reuters et d’Associated Press, à passer les plats des think-tanks et des communicants ». Alors, elle a ouvert un blog et écrit des livres ; son seul financement est la participation volontaire de ses lecteurs.
Caitlin Johnstone est une militante ; elle vient de publier un très beau texte, repris par l’excellent site du journaliste belge Michel Collon, Investig’Action. A mon tour de le publier en hommage aux victimes palestiniennes (ou d’ailleurs).
« Il avait deux bébés. Des jumeaux. Aysal et Aser, un garçon et une fille.
Mohammad Abu Al Qumsan avait deux bébés et une femme aimante.
Aujourd’hui, il n’a plus personne.
Une frappe aérienne israélienne a tué ses deux bébés, ainsi que leur mère et leur grand-mère, alors qu’il était allé chercher leurs certificats de naissance.
Ils venaient de naître.
Une vidéo le montre en train de crier, de crier comme n’importe lequel d’entre nous crierait. Les cris d’un homme qui a soudainement perdu tout ce qu’un homme peut perdre. Les cris de Gaza.
Je trouve parfois étrange que nous ne criions pas tous comme cet homme, tout le temps, tant que nous partageons notre monde avec ce cauchemar. Parfois, j’en ai un peu envie.
Après l’auto-immolation d’Aaron Bushnell en signe de protestation contre ce génocide, je me souviens avoir lu quelqu’un écrire quelque chose comme « Je comprends d’autant plus l’homme qui s’est immolé que je ne comprends les gens de ma propre communauté qui font comme si de rien n’était ». Les cris d’Al Qumsan me rappellent ces mots aujourd’hui.
J’ai souvent l’impression qu’il relève de l’odieux sacrilège que notre civilisation ne se soit pas stoppée net alors que cela se produit jour après jour, mois après mois, avec le soutien inconditionnel de nos propres gouvernements occidentaux. Nous continuons à aller au cinéma et au restaurant, à rire et à plaisanter alors que des cris à glacer le sang retentissent à Gaza. On a l’impression de valser devant un camp d’extermination et d’essayer d’ignorer l’odeur de la fumée noire qui s’échappe des cheminées.
Nous avons l’air de fous. Nous sommes aussi fous que quelqu’un qui siffle et danse au milieu d’une maison en feu. Il serait certainement beaucoup plus sain de crier tout le temps que de suivre notre petit bonhomme de chemin comme si l’horreur n’existait pas.
Mais ce serait socialement inapproprié. Cela mettrait les gens mal à l’aise. Ici, dans cette civilisation dystopique, il est inconvenant d’en parler.
En Australie, l’orchestre symphonique de Melbourne (MSO) a annulé la représentation du célèbre pianiste Jayson Gillham. Il avait dédié un morceau aux journalistes tués à Gaza depuis un octobre – un bilan sans précédent. Le MSO a qualifié cette dédicace « d’intrusion d’opinions politiques personnelles dans ce qui aurait dû être une matinée consacrée à un programme d’œuvres pour piano solo », ajoutant que « le MSO comprend que ses remarques ont causé offense et désarroi et présente des excuses sincères ».
« Offense et désarroi ». Pour d’une dédicace à des journalistes assassinés. Dans une salle de concert.
Oubliez « l’offense et le désarroi » de Mohammad Abu Al Qumsan. Après tout, il n’a perdu que ses bébés, sa femme et sa belle-mère lors d’une frappe aérienne israélienne. Il n’a pas dû subir l’offense de quelqu’un évoquant les mauvaises actions d’Israël dans une salle raffinée de musique classique.
Oubliez Al Qumsan, et oubliez les deux millions de personnes qui, comme lui, poussent les mêmes cris et vivent le même cauchemar. Ce qui compte, c’est notre confort émotionnel et notre capacité à cloisonner psychologiquement nos convictions politiques dominantes pour les soustraire aux réalités de leurs conséquences.
Personne ne devrait s’immoler par le feu. Mais je peux comprendre pourquoi quelqu’un l’a fait.
Ici, dans cette fausse civilisation frauduleuse, nous ignorons les cris.
Nous ignorons les cris et nous allons dans les salles de concert, parés de nos plus belles robes et de nos plus beaux bijoux. Et nous exigeons des excuses si quelqu’un nous met mal à l’aise en raison de notre soutien à un État d’apartheid meurtrier qui mène actuellement un génocide.
Nous ignorons les cris tout en mourant lentement à l’intérieur, coupés de la vérité, de l’authenticité et d’une connexion sincère avec nos semblables.
Nous ignorons les cris tout en aspirant à la sincérité, comme un Palestinien piégé sous un immeuble détruit aspire à l’air libre et à une bouteille d’eau.
Nous ignorons les cris à l’extérieur de nous-mêmes. Et nous ignorons les cris en nous.
Mohammad Abu Al Qumsan, je suis avec toi ce soir.
Aaron Bushnell, je suis avec toi ce soir.
Je crie jusqu’à ce que ma voix s’éteigne.
Ce soir, je n’ai rien d’autre à offrir que ceci. »