Les Cahiers du cinéma, ceux de ses fondateurs, sont sans doute morts ; place aux milliardaires Xavier Niel, Alain Weill et à la dizaine de producteurs qui ont fait main basse sur la revue du cinéma (en fait la seule).
L’équipe de rédaction a refusé de collaborer avec les nouveaux propriétaires dont on s’apercevra très vite qu’ils ont une certaine conception du cinéma et de la presse. La rédaction a voulu laisser un superbe testament, le numéro 765, consacré à une question qui ne trompe pas sur les intentions : « Qu’est-ce que la critique ? » Hommage à ceux qui avaient déjà consacré un numéro à la critique en décembre 1961, dans lequel on trouvait, au sommaire, Rivette, Rohmer, Sadoul, Douchet, ou encore Samuel Lachize.
Le numéro est un événement, comme le fut le texte de François Truffaut publié dans le numéro 31 de janvier 1954, « Une certaine tendance du cinéma français ».
En une trentaine de pages, écrites collectivement, les réponses sont sans ambiguïté. Et les Cahiers du cinéma des Bazin, Truffaut, Godard, Doniol-Valcroze, Douchet, etc. tournent la page pour ne pas collaborer avec le fric.
Le vieux lecteur (depuis le numéro 1) est orphelin et attend avec effroi la prochaine livraison d’une revue désormais contrôlée par des financiers et des producteurs.
Le vieux journaliste est d’autant plus triste après la lecture d’une revue irremplaçable. Que les collègues des Cahiers me pardonnent de publier deux longs extraits de leur testament, puisés dans les paragraphes traitant de ‘’Journalisme et critique’’ et dont je partage le contenu, preuve qu’il reste encore de vrais journalistes :
« Pas de polémique !
‘’Polémique a remplacé le terme ‘’critique. On peut difficilement dire : « Pas de critique !’, ce que révèlerait un esprit arrogant ou peureux. Mais ‘’pas de polémique’’, ça on l’entend à longueur de journée. Coronavirus ? Union sacrée ! Pas de polémique ! Variante : « Ce n’est pas le moment de polémiquer. » Et ce moment bien sûr ne viendra jamais. Impayable comme toujours, Le Monde, journal de grands bourgeois pour grands bourgeois, a osé titrer le lendemain des révélations d’Agnès Buzyn sur le coronavirus (en gros : je savais mais on m’a empêché de parler) : « Les révélations d’Agnès Buzyn suscitent la polémique ». Un journal digne de ce nom aurait titré en une : « Mensonge d’Etat ». Mais non. 1. On se retire, devoir de neutralité, on regarde les partis adverses s’affronter en sifflant la fin de la récré le temps voulu (quand le sujet ne fera plus de vague ni assez de clics sur Internet). 2. On efface sciemment toute la charge explosive de ces révélations, qui ont tout de même mené 600 médecins à porter plainte contre le gouvernement. Le mot polémique sert à réduire tout et s’en laver les mains, n’être pas concerné, ‘’ne pas entrer dans la polémique’’. Un autre mot a disparu, dont on était friand dans les années 80-90 : ‘’scandale’’. Plus de scandale, plus de polémiques. Le pouvoir a la main, et la presse en bon petit chien-chien lèche la main qui la nourrit. »
Autre morceau de bravoure du testament de la rédaction sacrifiée au profit, les éditorialistes :
« Editorialistes méritants et militants
On a vu avec quelle méfiance les ‘’vrais’’ journalistes, avec écharpe et carte de presse, ont regardé les journalistes de terrain, ancrés à gauche, qui couvraient coûte que coûte les manifestations alors même que la brutalité policière faisait rage avec l’aval du pouvoir. Tout à coup, ces journalistes devenaient des ‘’militants’’ comme si eux, assis dans leurs sièges confortables, regardant de loin la foule déchaînée de ces provinciaux hirsutes de gilets jaunes, ou de pompiers, ou de médecins ou de professeurs en colère, comme si, minimisant la gravité de la situation, ils n’étaient pas eux aussi des journalistes militants. Militants de l’ordre, de l’ordre à tout prix. De l’autre bord, tout simplement. Dans ce lot il y a une espèce nouvelle : les éditorialistes. De journaux en chaîne d’info, ils font du militantisme effréné, sans l’appeler ainsi évidemment. Les éditorialistes sont devenus l’aristocratie de la bourgeoisie journalistique. Dans un contexte où la presse doit ‘’garder son devoir de neutralité’’ (en réalité un devoir de neutralisation), eux seuls semblent avoir le droit de dire leur opinion. Les éditorialistes sont des bourgeois nantis de la presse, alors que les journalistes sont de plus en plus des précaires, souvent stagiaires ou apprentis envoyés au front, au milieu de rédactions dévastées par des vagues de plans de départ. »
Il faut lire et faire lire le numéro 765 des Cahiers du cinéma. Et, au besoin, polémiquer, critiquer. Ce testament ne doit pas rester entre les mains de quelques lecteurs assidus seulement. Après sa lecture (réconfortante), on comprend les raisons du départ collectif de la rédaction ; jamais les nouveaux propriétaires n’accepteront désormais de publier des textes qui font la part belle à cette intelligence-là.
En revanche, nous, lecteurs fidèles des Cahiers du cinéma, nous sommes dévastés d’assister à cette nouvelle victoire du fric alors que nous sommes de plus en plus nombreux à rêver au jour d’après, prélude à des Jours heureux.